Abd al Malik décloisonne l’héritage d’Albert Camus
Passionné par l’œuvre de l’auteur français Albert Camus, dont on célébrait récemment le centième anniversaire de la naissance, Abd al Malik continue à briser les clichés sur les rappeurs. À travers le spectacle musical intitulé L’Art et la révolte, prochainement présenté à Paris après avoir été créé en régions, il adapte et prolonge le propos de l’auteur de La Peste. Interview.
RFI Musique : Dans une entreprise comme celle qui a abouti à L’Art et la révolte, quels ont été les éventuels obstacles ?
Abd al Malik : Pour moi, tout a été non seulement simple, mais évident. Il faut savoir que c’est Camus – avec d’autres, mais principalement lui – qui a fait que je me suis mis au rap. C’est en lisant notamment L’Envers et l’endroit, quand j’avais douze ou treize ans, que j’ai décidé d’écrire et d’y aller à fond. Quand mon frère Bilal, qui faisait déjà partie du groupe NAP, m’a proposé de les rejoindre parce qu’il savait que j’écrivais, ma feuille de route pour être un MC était la préface de L’Envers et l’endroit d’Albert Camus qu’il a écrite vingt ans après la première publication. Donc, quand Dominique Bluzet, du Grand Théâtre de Provence, et Catherine Camus, la fille d’Albert Camus, ont pris contact avec moi et m’ont proposé de faire quelque chose sur Camus, la boucle était bouclée. Et à partir de là, tout a été fluide.
Qu’est-ce qui vous a interpelé pour la première fois chez Camus ?
Tu as un gars qui vient d’une cité à Alger qui s’appelle Belcourt. Moi-même, je viens d’une cité. Tu as un gars qui est élevé seul par sa mère. Moi-même, j’ai été élevé seul par ma mère. Il dit qu’il faut tout faire pour rester fidèle aux siens, c’est-à-dire, les humbles. Il a grandi dans la misère, mais quand il est arrivé en métropole, il a vu que la misère des banlieues était injustifiée et injustifiable. Pour moi, j’ai un grand frère. Comme un mec en bas de l’immeuble qui me dirait que, pour m’aider dans mes velléités artistiques, il va m’expliquer comment ça se passe. Camus, c’est un gars de chez nous, c’est l’un des nôtres.
Comment L’Envers et l’endroit, qui n’est pas l’ouvrage le plus connu de cet auteur, arrive-t-il dans vos mains ?
A l’école, d’abord, on nous fait lire L’Étranger. Pour moi, c’est un choc esthétique et je veux en savoir plus. Je trainais souvent à la Fnac de Strasbourg, je prenais des bouquins, je m’asseyais, je lisais. Si j’avais un peu de thunes, je les achetais. Et je suis tombé presque par hasard sur L’Envers et l’endroit. C’est son premier bouquin. Pour quelqu’un qui voudrait connaitre l’œuvre de Camus, à la fois dans le fond et la forme, les différentes thématiques qu’il aborde, en tant qu’essayiste, ses convictions en tant que journaliste, tout est là. Au départ, Dominique Bluzet et Catherine Camus voulaient que je travaille sur Le Premier homme, mais j’ai dit que je souhaitais que ce soit plutôt L’Envers et l’endroit. Je préfère parler de la graine que de l’arbre.
“Chaque artiste garde ainsi au fond de lui une source unique qui aliment pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit”, écrivait Camus dans la préface de L’Envers et l’endroit. Pour vous, quelle est la source ?
Les cités HLM. Le fait d’y avoir grandi. Évidemment, il y a les origines de mes parents, l’Afrique, mais ma source, ce sont les cités en général. Ça se décline dans le fait ne jamais baisser les bras, garder le cap. Ne pas louvoyer. Être un bonhomme, quoi ! Un artiste et un humain jusqu’au bout, se battre pour la justice. Camus est dans la vraie vie, dans la nuance. Quand tu viens d’où il vient – j’ai presque envie de dire d’où on vient… Ce n’est pas comme Sartre. Il n’est pas en train d’ériger sa statue, de penser à la postérité. Il est juste en train de tout faire pour rester debout, amener de la nuance, de la complexité. Camus est beaucoup plus clair que Sartre. C’est pour ça qu’il n’adhère plus au Parti communiste, qu’il dit qu’il n’est pas existentialiste... Il essaie de trouver des solutions médianes, sans idées arrêtées. De mon point de vue, la pensée de Camus est beaucoup plus actuelle que celle de Sartre qui est datée.
Comment le spectacle est-il structuré ?
En trois actes. Le premier symbolise la pauvreté, extérieure, matérielle, voire intérieure aussi. C’est du rap brut, dans une forme académique, avec Mattéo Falkone. Pour le deuxième acte, je suis avec mes musiciens. C’est la rencontre de l’autre, la notion d’altérité et l’engagement politique concret. Le troisième acte est lié à la lumière et je le lie à la grande musique, soit symphonique, soit piano-voix. Tout cela en me référant aux différentes nouvelles de L’Envers et l’endroit, mais je pioche aussi dans toute l’œuvre de Camus. À partir de citations, je développe des textes inédits que j’ai écrits pour l’occasion. Il y a aussi l’aspect pictural du spectacle, avec un travail vidéo important, de la danse hip hop pour amener cette notion présente chez Camus, entre autres dans Noces, de l’exaltation, pour magnifier le corps.
Qu’avez-vous retiré des premières représentations données en mars dernier ?
On a joué une semaine, c’était Sold out et ça a entraîné une tournée incroyable qui va nous amener à l’étranger. Mais ce n’est pas le plus important. A Aix-en-Provence, il y avait ces jeunes des cités qui n’étaient jamais venus dans le théâtre, même si c’est leur ville. Et ils étaient comme des enfants dans cet endroit magnifique. C’est ce qui m’intéresse : il n’y a pas de lieux qui nous sont interdits. C’est important de casser une forme d’élitisme liée à la culture. Quand on parle de Bob Dylan, on n’a pas de mal à faire de passerelle avec la littérature, tandis que nous, souvent, on veut nous cantonner à une musique revendicative, cathartique, hédoniste, qui fait l’apologie des valeurs capitalistes, mais jamais avec l’idée d’élever les êtres.
Gardez-vous une image en particulier de ces concerts aixois ?
Quand toute la famille d'Albert Camus est venue au spectacle, ça m’a rempli de joie. Tu vois dans le métissage de sa propre famille que le message de Camus est réel. Ce n’était pas juste des mots.
Spectacle L’Art et la révolte au Théâtre du Châtelet le 16 décembre 2013
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