Une intégrale imposante, mais partielle, quelques livres parfois intéressants et un Dictionnaire particulièrement stimulant : pour célébrer l’anniversaire de la mort de Léo Ferré, on peut réfléchir plus sainement sur un des plus grands artistes de la chanson française.
Léo Ferré était très doué pour les formules et il disait volontiers qu’il voulait "mettre la poésie dans le juke-box". Il y est parvenu, mais les juke-boxes ont fini par disparaitre du paysage urbain. Et le vingtième anniversaire de la mort du poète anarchiste nous rappelle les paradoxes de la destinée du troisième des "trois grands" – Brassens, Brel et Ferré – tels qu’immortalisés par la célébrissime photo de leur entretien unique en 1969
Le principal événement discographique est la sortie d’un coffret d’"intégrale" chez Universal. Cette intégrale est réduite aux années Barclay de la carrière de Léo Ferré, de 1960 à 1974, ce qui est déjà pas mal ! En vingt CDs, voici 263 titres dont quatre inédits (sans révélation importante), douze versions alternatives et quinze titres inédits en CD. C’est peut-être parmi ces derniers que l’on trouve les enregistrements les plus forts du point de vue artistique et documentaire, avec notamment le légendaire 45 tours Un chien à la Mutualité, dans lequel on entend la ferveur intense du public massivement anar et particulièrement réactif qui fréquente les grandes salles que remplit Léo à l’époque.
On répète, sur les quelques forums de passionnés de Ferré, qu’il manque toujours Le Chien dans la mythique version enregistrée à New York en 1969 avec le guitariste John McLaughlin, le batteur Billy Cobham (tous deux du Mahavishnu Orchestra) et le bassiste Miroslav Vitous (de Weather Report). Cette improvisation collective flamboyante, dont la liberté jazz-rock annonce la collaboration prochaine avec le groupe Zoo, circule çà et là sous le manteau, mais ne peut semble-t-il être rééditée officiellement en raison de l’opposition d’un des compagnons éphémères de Ferré.
Alors que le mot n’a pas été employé dans beaucoup d’œuvres majeures de Léo Ferré, cette intégrale s’intitule L’Indigné, ce qui est une certaine manière de réunir dans le même champ sémantique, le chanteur anar et l’auteur d’Indignez-vous !, disparu en février. Certes, Léo Ferré et Stéphane Hessel étaient de la même génération (nés respectivement en 1914 et 1917), mais leurs parcours de vie et d’engagement sont éloignés l’un de l’autre, à part d’avoir été, à un certain moment de leur vie, des icônes commodes pour la part révoltée de la jeunesse.
Autrement, c’est dans les librairies que Léo Ferré a l’actualité la plus abondante en cet anniversaire de sa disparition. Beaucoup de parutions, et de qualité variable, comme toujours en ce genre de circonstance. Le livre le plus commenté a évidemment été celui d’Annie Butor, Comment voulez-vous que j’oublie. Fille de Madeleine, l’épouse de Léo Ferré pendant toutes ses années d’ascension et jusqu’à l’orée des années 70, elle n’avait jamais parlé jusqu’alors. Son livre raconte par le menu, la folie d’un couple de plus en plus hermétique au monde et enfermé dans l’amour de ses animaux, dont le chimpanzé Pépée, évoqué dans plusieurs chansons de Ferré. Récit d’une passion aliénante dont Annie Butor a su s’enfuir avant d’y sombrer, ce livre est exempt de toute rancune envers le chanteur.
Et il faut citer un beau livre gourmand, érudit, précis et dense, le Dictionnaire Ferré de Robert Belleret, déjà auteur il y a quelques années de l’unique biographie du chanteur qui vaille d’être lue, Léo Ferré, la vie d’artiste. Allant évidemment d’amour à Zoo, ce dictionnaire est certainement la meilleure introduction qui soit à l’œuvre et à la vie d’un artiste dont les combats, les rages, les bonheurs et les désirs commencent à être moins intelligibles aux jeunes générations. Belleret a écrit l’outil indispensable à tous ceux qui ont découvert Ferré après sa disparition.
Car quelque chose a définitivement changé dans la position de Léo Ferré. Lui qui a voulu incarner la subversion pendant une bonne partie de sa carrière a fini par devenir un classique. Un classique au programme des épreuves de musique du baccalauréat, mais aussi admis dans les listes de textes au baccalauréat de français. Ses adaptations d’Aragon, Baudelaire et Verlaine ne sont pas seules en cause : Ferré a été important dans la vie de milliers de jeunes gens des années 60, 70 et 80 qui, aujourd’hui, ont charge d’éducation ou de transmission.
Il prêchait l’anarchie ? Peu importe ses propres ambiguïtés et ses accommodements entre ses idéaux et sa vie d’homme, ce sont ses fans qui ont le mieux réalisé la synthèse entre une parole révolutionnaire et une vie "normale". Il ne s’agit pas de trahison ou de dévoiement, mais d’une évidence de la destinée posthume des artistes qui ont rêvé de changer le monde. Après eux, le monde ne change pas. Et, surtout, le monde s’y fait très bien. Alors Ferré est devenu un révolté au programme des lycées, un révolté patrimonial, un rebelle consensuel.
Il faut désormais des passeurs – voire des traducteurs – comme Belleret pour rendre à Ferré sa puissance de scandale.