Et si les chansons réparaient le monde…
Natalie Dessay rend hommage aux victimes du 13 novembre aux Invalides
© P. Wojazer/AFP
De La Marseillaise chantée par la France entière jusqu’au Perlimpinpin de Barbara, vêtu de bleu-blanc-rouge, il semble que la musique joue un rôle singulier dans les temps troublés que nous traversons.
Quand la France marche dans les rues le 11 janvier 2015 ou se rassemble dès l’aube du 14 novembre, elle chante La Marseillaise. Si l’on demande ce qu’est cette dernière, on peut l’appeler hymne, symbole ou lieu de mémoire, selon que l’on est responsable politique, journaliste ou historien.
Mais c’est une chanson – c'est-à-dire une mélodie et un texte organisés en couplets et refrain, dont la forme fixe s’accorde de nombreux contextes possibles. Tenant la main de ses enfants dans une marche citoyenne, en foule dans un stade, mezza voce quand clament les chœurs et cuivres de l’Armée dans une cérémonie officielle, c’est toujours la même Marseillaise – celle de la Révolution et des Résistants, celle des préfets et des répressions, celle que le monde entier nous emprunte souvent, celle qui est toujours plus grande que chaque voix qui la chante…
Et il n’y a sans doute aucune chanson qui n’ait une telle valeur dans notre culture populaire. Mais on sait en jeter d’autres à la face du sort et du deuil. On emprunte Imagine à John Lennon et les stars anglo-saxonnes chantent Ne me quitte pas ou La Vie en rose pour nous dire qu’elles sont avec nous.
Et, pour l’hommage national rendu aux victimes du 13 novembre, les plus hautes autorités de l’État en passent par la chanson : Quand on n’a que l’amour de Jacques Brel chanté par Camelia Jordana, Nolwenn Leroy et Yael Naim – symboliquement, trois Françaises issues des trois grandes traditions monothéistes – et Perlimpinpin de Barbara chanté par Natalie Dessay.
Ces derniers choix en disent long sur ce que peut faire la chanson dans le champ du politique, puisqu’en l’occurrence, défendre la liberté de vivre et d’aimer librement est au cœur de la lutte contre la barbarie. Or, depuis quelques décennies, la chanson en France n’a cessé de déserter toujours plus explicitement le terrain de l’engagement – pour reprendre le terme employé pendant les années 60 et 70.
Un nouveau statut pour la chanson ?
L’attachement de plusieurs générations d’artistes à Michel Delpech, encore réaffirmé tout récemment à sa mort, tient en partie à cela : si Miossec, Bénabar, Vincent Delerm, Cali ou Alex Beaupain sont chapeau bas devant le maître de Pour un flirt ou Les Divorcés, c’est parce qu’il savait dire les rêves et les idéaux de son époque sans avoir besoin de convoquer la révolution ou de se mettre à la remorque d’un appareil ou d’un drapeau – fut-il rouge ou noir. Et, dans un pays aussi perclus de crises anciennes que tétanisé par de nouvelles menaces, c’est curieusement ce parti-pris qui répond le mieux aux instants difficiles.
Quand Brel écrivait "Quand on n'a que l'amour/À s'offrir en partage/Au jour du grand voyage / Qu'est notre grand amour", il ne pensait pas qu’il symboliserait le cœur du contrat social d’un peuple furieux et éploré. Quand Barbara enregistrait "Pour qui, comment quand et pourquoi ? / Contre qui ? Comment ? Contre quoi ?/C'en est assez de vos violences./D'où venez-vous ?/Où allez-vous ?/Qui êtes-vous ?/Qui priez-vous ?/Je vous prie de faire silence", elle ne pensait évidemment pas à la furie homicide de l’islamisme. Mais ces chansons qui n’ont pas voulu changer le monde peuvent le réparer.
Peut-être est-ce la marque d’un nouveau statut de la chanson dans notre pays – mais une nouveauté à l’échelle d’une ou deux générations. D’ailleurs, les propos explicites peinent à rester dans les mémoires. Certes, on se souviendra du Je suis Charlie de JB Bullet ayant explosé sur internet, mais la postérité ne retiendra peut-être pas les autres titres écrits parfois par des artistes célèbres à partir de la même émotion. Et il est peut-être cruel pour l’ensemble de la filière musicale française – et tous genres musicaux confondus – de constater que mille chansons (au moins !) contre le Front national n’ont en aucune manière entravé son ascension.
Lorsque, en 1977, le solennel brûlot Les F… s’en prenait aux défenseurs intransigeants de la langue flamande, il se terminait par ces mots : "Je chante, persiste et signe/Je m’appelle Jacques Brel". Ce n’était pas seulement l’orgueil d’un géant. C’était ce temps qui permettait à Léo Ferré d’asséner Le Conditionnel de variétés ou à Georges Moustaki de chanter "la révolution permanente" dans Je voudrais vous parler d’elle.
Ils n’étaient pas les seuls : la jeunesse s’enrôlait volontiers sous les bannières de l’appropriation collective des biens de production ou d’une autre quelconque révolution, on aimait à imaginer l’ordre jeté à bas. Il fallait des chansons qui claquent au vent comme on s’inventait de grands gestes contre la société des pères, du capitalisme et de l’aliénation par le travail.
Des chansons d'amour transformées en hymne citoyen
Mais après quarante ans de chômage de masse et alors que les idéologies sont fourbues, la musique populaire retrouve aisément une vocation éternelle : elle réchauffe, console, ramène aux essentiels. Les concerts qui, à Paris, ont suivi les tueries du 13 novembre laisseront tous le même souvenir : des salles qui peinaient à être pleines, mais une intensité incroyable de l’écoute, qui transformait n’importe quelle chanson d’amour en hymne citoyen et chaque rappel en manifeste du vivre ensemble.
Peut-être est là (il faut même l’espérer !) le zénith d’une évolution lente : dépolitisée, la musique populaire ne s’est pas démonétisée. Elle s’est érigée en rempart après s’être longtemps prise pour une arme d’assaut.
L’affadissement progressif de la scène rap française et sa difficulté à créer des hymnes populaires et politiques à la fois est peut-être aussi le reflet de cette mutation : ce genre aurait certainement pu être d’une importance décisive si la société elle-même avait encore eu besoin de chants de guerre.
Le besoin de chants de paix étant de plus en plus impérieux, on se fait hymne national de méditations amoureuses de Brel ou de souvenirs d’enfance de Barbara. Et on oublie que notre Marseillaise, avant d’être consolation, fut titré Chant de guerre pour l’armée du Rhin.
Par : Bertrand Dicale