Charles Aznavour, l'insubmersible
L'inoxydable Charles Aznavour a peut-être annoncé ses adieux à plusieurs reprises, mais il n'a jamais tenu parole. Toujours en haut de l'affiche, celui qui a été élu en 1998, Artiste du siècle par CNN et The Times sort un coffret regroupant ses 90 plus grands succès et fête ce jeudi 22 mai son 90e anniversaire sur scène, à Berlin.
Charles Aznavour nous enterra-t-il tous ? Le temps semble ne pas avoir de prise sur lui. Bien sûr qu'il ne gambade plus comme un gamin dans une cour de récréation. Mais ce serait mentir d'avancer qu'il accuse lourdement le poids des ans et des vicissitudes de la vie.
90 printemps, c'est pourtant un sacré pan d'existence. Lui ne s'en émeut pas. Souffler ses bougies le laisse même tout à fait indifférent. De toute façon, il ne vient pas d'avoir dix-huit ans, donc pas besoin de faux-semblant.
Là où il fête son passage dans une nouvelle décennie, c'est sur son terrain de jeu favori : la scène. Un tour de chant en langue française dans une salle de prestige à Berlin. L'adrénaline du spectacle et la soif de reconnaissance, toujours. Pourquoi d'ailleurs changer les bonnes habitudes ?
Cette longévité insolente, c'est surtout un beau pied de nez à ses premiers détracteurs. Et ceux-ci n'ont pas pris de gants dans les années 50 pour le descendre en flèche. Une presse moqueuse, frondeuse, virulente. Ça tirait au bazooka. Parmi les cibles, son nez "difforme", sa petite taille, ses textes rentre-dedans, sa voix voilée. "Et pourquoi pas un chanteur avec une jambe de bois, tant qu'on y est ?", avait même osé écrire un journaliste.
Longtemps, une blessure à vif pour Charles Aznavour et des rapports distants avec les médias. Son succès, il ne le doit qu'à sa détermination doublée d'une ténacité sans faille. Durant son long voyage dans l'ombre, il aura entamé un duo de huit ans avec Pierre Roche, été le secrétaire/chauffeur/confident d’Édith Piaf, écrit pour cette dernière Plus bleu que le bleu des yeux et Jezebel, et sorti des disques qui n'ont pas vraiment eu l'écho espéré.
Dans la lumière
Ce n'est qu'en 1960 qu'il entre pleinement dans la lumière. A l'Alhambra, il présente directement sur scène Je m'voyais déjà, morceau refusé par un Yves Montand qui ne voyait aucun intérêt à interpréter les désillusions d'un chanteur débutant. Triomphe immédiat. C'est sa rampe de lancement, son passeport pour sauter enfin dans le grand bain. "Je sais qu'au fond de moi j'ai du talent", clame-t-il dans la dite chanson.
Des mots qui sonnent comme un cri de révolte et qui finissent par devenir prémonitoires. Dans la foulée, de petites pépites populaires à la pelle, des titres aussitôt assidûment familiers, intimes, gravés, classiques. Inutile d'en dresser la liste. Elle est trop abondante. Beaucoup ont attrapé la grâce et se propagent comme une maladie sans symptôme néfaste.
S'il y a eu des thèmes de société précurseurs (Mourir d'aimer, Comme ils disent), une bonne partie de son répertoire embrasse la nostalgie de la jeunesse ainsi que des amours déçues ou enfuies. En aucun cas autobiographique puisqu'il vit avec la même femme depuis maintenant 50 ans.
Démodé, Aznavour ? Tu parles, Charles ! Intemporel et essentiel. Ses chansons vivent et passeront sans conteste le cap de la postérité. Chaque nouvelle génération lui a été bienveillante, déférente, reconnaissante. Il faut dire qu'il n'a jamais été figé dans sa propre légende. Ne pas compter sur lui pour se considérer comme une star, mais plutôt comme "un artiste aimé, à la bonne limite".
Il est sensible à l'écriture des rappeurs, s'enthousiasme de la déferlante d'une relève lettrée et prend un véritable soin à choisir ses premières parties.
Pas commode !
L'homme n'est hélas pas toujours commode, voire cassant et colérique. Il se promène constamment avec un appareil-photo, mais ne supporte pas que le public en dégaine un au cours des ses concerts. Souvenir d'un malentendu gênant lors de son dernier concert au Zénith de Lille. Un flash jaillit de l'assistance. Il s'arrête net. Reprend la chanson aux débuts. Rebelote au troisième morceau. Charles Aznavour lance un regard incendiaire aux coupables, durcit son discours. "Vous êtes deux imbéciles ! Cela me déstabilise et je déteste me tromper dans mes paroles. Un tel comportement n'arriverait jamais aux États-Unis". Évidemment, ça jette un sacré froid. Évidemment qu'on aurait eu envie d'abonder complètement dans son sens s'il n'avait pas les yeux souvent rivés sur les trois prompteurs à ses pieds.
On sait aussi qu'il a une réputation d'avarice et des exigences de tournée démesurées comme des vins de très grand cru. Hormis des "emmerdes" fiscales au milieu des années 70 qui l'ont conduit à un exil suisse, Charles Aznavour n'est cependant pas connu pour ses frasques. Pas de trace de lui non plus dans la presse people, et pas de préférence politique revendiquée. Par contre, on lui doit un combat sans relâche pour la reconnaissance du génocide arménien.
Comme Charles Trenet, c'est le roi des faux adieux. Il dit qu'il ne les a jamais annoncés. Mauvaise foi ou raccourci journalistique ? Sans surprise, il plaide pour la seconde hypothèse. Et quand on lui demande s'il tirera un jour sa révérence, il botte en touche. "Je travaille du matin au soir. J'ai eu la chance d'avoir une épouse qui a admis qu'elle avait un mari absent. Chez moi, je ne suis pas là. Je me mets à ma table et j'écris. Et la nuit, je lis jusqu'à deux heures du matin". Jusqu'au bout, Charles Aznavour écrira des chansons et jettera son mouchoir par terre à la fin de La Mamma. Il partira comme il aura vécu. Sous les honneurs et les applaudissements.