Marcel Mouloudji, l’enfant obstiné
Le 16 juin 1994 disparaissait un chanteur, acteur et romancier dont les succès ont marqué une époque, Marcel Mouloudji. Retour sur un personnage singulier, auquel un album collectif et un livre rendent un hommage émouvant.
Une voix, une vie, une carrière se résument souvent à quelques instants de chanson. Pour Marcel Mouloudji, ce pourrait être : "Le myosotis, et puis la rose/Ce sont des fleurs qui disent quèqu' chose/Mais pour aimer les coqu'licots/Et n'aimer qu'ça, faut être idiot". Oui, peut-être mieux que Comme un p'tit coquelicot, cet Autoportrait qu’il avait écrit : "Catholique par ma mère, musulman par mon père/Un peu juif par mon fils, bouddhiste par principe/Alcoolique par mon oncle, dépravé par grand-père (…) Athée, oh grâce à Dieu !" Ou, pour toujours, un gamin qui, dans une image noir et blanc d’avant-guerre, houspille une petite fille : "Ne mets pas tes doigts dans ton nez, t'as pas l'air d'une actrice. – Mais y'a personne. – Y'a personne, y'a personne... Bien sûr qu'y a personne, mais on s'figure ! T'as pas d'imagination ? Tu s'ras qu'une blanchisseuse, toi !"
Pour la postérité, c’est là, en 1936, dans Ménilmontant de René Guissart, que naît à l’écran Marcel Mouloudji. Le passage du gamin chapardant des illustrés à l’étalage au comédien rétif au vedettariat, le début d’une vie d’artiste partagé selon lui entre "tempérament" et "caractère" – le premier qui le fait s’écarter du pinceau des projecteurs, le second qui le ramène à son métier de chanteur. Car Mouloudji est loin d’être seulement l’interprète de quelques chansons immortelles : personnage qui traverse l’histoire de son siècle par quelques hasards et de vastes talents, il a tout été, de l’enfant prodige à l’aîné vaguement aigri, de l’écrivain à succès à l’aimable peintre, de l’acteur acclamé au poète blessé.
L'enfant du pavé parisien
Fils d’un maçon kabyle, communiste et analphabète qui vend L'Humanité le dimanche dans les rues, et d’une femme de ménage bretonne qui va sombrer dans la maladie mentale, Marcel Mouloudji a oscillé entre scoutisme catholique et colonies de vacances des Faucons Rouges. C’est là, en 1935, qu’il rencontre, à treize ans, le metteur en scène Sylvain Itkine. Dès lors, l’enfant du pavé parisien croise les plus féconds esprits de l’époque : Jean-Louis Barrault qui cherche un enfant pour un spectacle de mime, Marcel Duhamel qui l'héberge, Jacques Prévert qui lui fait chanter L'Enfance dans Le Tableau des merveilles, Marcel Carné qui en fait un petit chanteur des rues dans son premier long métrage, Jenny… Et puis Ménilmontant et une dizaine de films jusqu'à la guerre, dont Les Disparus de Saint-Agil de Christian-Jaque.
L’enfant prodige est-il étourdi par la gloire et les rencontres ? A seize ou dix-sept ans, il lit La Nausée de Sartre ; il dit volontiers qu’il préfère Les Trois Mousquetaires… On lui parle des années étourdissantes de l’après-guerre entre Flore et Deux Magots ? "Saint-Germain-des-Prés n’a jamais existé", dit-il avec une simplicité iconoclaste.
C’est avec la même simplicité qu’il a mené ce qu’il appelle lui-même "une carrière en dents de scie". Il n’aime guère que l’on parle exagérément de lui et, en tournée, cela le gêne de voir ses affiches dans les villes où il chante. Il avoue : "Je n'ai jamais éprouvé le besoin d'inonder le monde de mes exploits phonographiques". Et, de fait, on peut être surpris du nombre de disques qu’il a enregistrés, souvent sur de petits labels discrets et aujourd’hui introuvables, comme Et ça tournait, anthologie du musette enregistrée avec l’accordéoniste Marcel Azzola.
Avec sa voix toujours à la limite de la justesse, avec sa gueule d’ange mélancolique, il se lance dans la chanson alors qu’il est déjà célèbre. La rive gauche des cabarets l’idolâtre naturellement, et il séduit le public du music-hall. Exigeant et sentimental, il crée Le Déserteur de Boris Vian (non sans avoir apporté maintes corrections au texte) et crée une foule de classiques de l’émotion : Comme un p'tit coquelicot, Un jour tu verras, Faut vivre, Les Enfants de l’automne…
Mais il ne feuillette pas son répertoire comme le Who’s Who de la mémoire collective d’un enfant des années 30 qui a très tôt fréquenté le génie. Il lance Les Beatles de 40 ou Tout fout le camp, met la même fièvre iconoclaste contre le jeunisme des modernes que jadis chez Prévert, pour heurter les vieillards scrogneugneu. Sous le sourire tantôt triste, tantôt immensément émerveillé, on devine l’infinie noblesse d’une âme, à laquelle ses proches rendent hommage pour célébrer les vingt ans de sa disparition.
Hommages
Ses enfants Annabelle et Grégory se sont lancés dans une double aventure. En compagnie de Frédéric Lo, ils ont participé à l’album En souvenir des souvenirs, dans lequel le producteur du génial Crèvecœur de Daniel Darc préside à une visite très contemporaine du répertoire de Mouloudji. Ainsi, Louis Chedid revisite Comme un p’tit coquelicot, d’autres chansons étant reprises par Daphné, Christian Olivier des Têtes Raides, Melissmell, Jil Caplan, Maud Lübeck ou Baptiste W. Hamon.
Annabelle Mouloudji chante fort joliment en duo avec Alain Chamfort ou Frédéric Lo, et Grégory Mouloudji, qui fut aussi chanteur jadis, dit le beau texte Il est né à Paris. L’album est sensible, élégant, et peut se prolonger (ou se précéder) avec Mouloudji, athée ô grâce à Dieu, livre de souvenirs racontés par ses deux enfants et illustrés de centaines de documents illustrant toute une vie à l’écran, en scène et en coulisse. Une introduction passionnante pour qui ne connait qu’en surface, vie et œuvre de Mouloudji, mais aussi un trésor de surprises pour qui l’aime depuis longtemps.
Annabelle et Grégory Mouloudji Mouloudji, athée ô grâce à Dieu (Ed. Carpentier) 2014
Compilation En souvenir des souvenirs (Discograph) 2014