Pour son 6e album, Claire Diterzi sort à nouveau des sentiers battus de la chanson française avec une proposition artistique totale. Humoristique et cru, 69 battements par minutes est tout à la fois un album, un journal intime de 63 pages et un spectacle, mis en scène récemment aux Bouffes du Nord à Paris. Une plongée dans la psyché troublée de son auteur, dans tous les "sens" possibles. Chronique d’après-spectacle.
21h. Dans l’arène romantique et austère des Bouffes du Nord, Claire Diterzi apparaît seule, munie seulement d’un vieux lecteur cassette pour bande sonore. "Je suis tombée par hasard sur un petit livre bleu sur le bureau de mon ex-époux." Là débute 69 battements par minutes, sur un préambule explicatif très personnel, tiré de son journal de bord. Le petit livre bleu en question se nomme Je préfère que ce soit Goya qui m’empêche de fermer l’œil plutôt que n’importe quel enfoiré, et l’auteur, Rodrigo Garcia, un dramaturge argentin anticonformiste poussant l’humour noir et l’absurde dans ses derniers retranchements.
Une sorte d’alter ego masculin que la chanteuse mêle à ses propres souvenirs tout au long des chansons. "J’avais besoin de dire certaines choses importantes et fortes, d’être en rupture, parce que je ne me sens pas très à ma place dans ce milieu de la chanson, nous explique-t-elle après la représentation. Et pour cela, je suis allée taper chez le plus punk des écrivains de théâtre ! Ses textes m’ont bousculée, et donné le courage de mon audace. Cela m’a vraiment aidée."
Rock frontal
"L’avantage avec les animaux, c’est qu’ils t’aiment sans poser de questions". Première salve signée Rodrigo Garcia, et titre inaugural de l’album, avec cette fois les trois musiciens en scène. Et comme sur disque, c’est une déroutante agression sonore, du rock frontal surmonté de la voix suraiguë de Claire. "J’adore mélanger la guitare électrique à l’ecclésiastique et au baroque, il y a quelque chose de puissant", explique-t-elle.
Mêmes strates sonores avec le plus pop Tu voles de mes propres ailes, aux antipodes de l’univers feutré et baroque du Salon des refusées, sa précédente création. Et cette interrogation en nous, inévitable : qu’est-il arrivé à Claire Diterzi ? "Le choc des cultures, s’amuse-t-elle. La Villa Médicis (où Claire a enregistré le Salon des refusées, ndlr), ça fragilise. C’est un château féodal au fonctionnement très moyenâgeux, où tout est fait pour se confronter à soi, se mettre à nu. Il en était donc sorti un disque très intimiste, fragile. 69 battements est intime aussi, mais dans l’énergie, la force. J’ai commencé à l’écrire alors que je revenais à Paris dans le bruit et la violence. L’expérience à Rome m’a renforcée, endurcie même."
"Une prise de risque permanente"
Cette fois-ci, l’intime passe par l’extériorisation totale, dans une confusion des genres et des époques orchestrée comme une performance d’art contemporain. Diaporama photo de la tapisserie seventies de l’appartement familial, souvenirs hilarants s’échouant précipitamment sur une anecdote d’inceste, chanson provoc’ (Je suis un pédé refoulé) ou moment de solennité liturgique sur le magnifique Mon Corps Pleure.
Tout s’emmêle dans ce journal intime éclaté, au mépris du confort de l’auditeur/spectateur. "J’ai voulu une prise de risque permanente, explique la chanteuse. Ne jamais brosser le public dans le sens du poil. Le théâtre et la danse sont loin devant à ce niveau, pas la chanson. J’ai bien vu quelques grincements de dents dans le public !"
Même si, à force de pieds de nez, Claire Diterzi nous perd parfois. Vivaldi et le ukulélé, sorte d’hommage parodique à l’auteur des Quatre Saisons, oscille entre le comique et l’anecdotique. 30 millions d’amis et son ode aux canidés pourraient faire fuir, s’il n’était servi par une mélodie et des arrangements superbement étranges et entêtants.
Désarçonnant parfois, jamais calibré pour les radios, 69 battements par minute trace une voie singulière, sans concessions, à l’instinct. "Il y a quelque chose de très animal dans ma démarche. Je fais mon devoir, je ne calcule rien. Et je paie cher ce que je vis."
Après les Bouffes du Nord, Claire Diterzi s’en va défendre son spectacle dans les théâtres de France. Avec un détour par le festival d’Avignon cet été, pour un duo avec le danseur et chorégraphe Dominique Boivin. Un projet anticonformiste de plus pour une artiste définitivement inclassable.
Claire Diterzi, 69 battements par minute (Naïve) 2015