Est-il encore possible de surprendre lorsque l’on sort son cinquantième album studio en plus de 50 ans de carrière ? L’intitulé de la question induit une réponse négative, et pourtant, Johnny Hallyday réussit à étonner en livrant un disque qui évite la surenchère et l’hypertrophie dont souffraient nombre de ses projets pour se concentrer sur l’essentiel : la voix et le son.
Commençons par le son. Un son qu’on pourrait parfois qualifier de menaçant : le titre Une vie à l’envers, par exemple, avance à reculons, telle un Benjamin Button rock, nimbé d’une étrange nostalgie qu’amplifie le texte sobre et cryptique de Vincent Delerm. "Ton tatouage sur l’avant-bras/ Ce prénom je le connais/ Pourtant je ne m’y habitue pas/ Je ne m’y ferai jamais". Comme si Jean-Philippe Smet, à 72 ans, se mettait à douter de son double maléfique, le rocker de tous les excès (mais aussi de toutes les victoires), Johnny.
Si la sobriété relative des arrangements, que l’on doit à son complice Yodélice, est la bienvenue, elle est aussi là pour mettre en valeur ce qui, au-delà des frasques et des inutiles potins, représente le graal du personnage Johnny : sa voix. Une voix qui ne chevrote pas, qui n’hésite jamais, qui a l’intensité d’une bombe et la précision d’un missile.
Le premier single, De l'amour, avait signé la renaissance du mythe avec un tempo borderline rockabilly. On retrouve ce groove sur la majorité des chansons de ce bref album (11 titres, moins de 40 minutes), hors balades bien sûr, la plus épique étant Tu es là, qu’on imagine déjà en single de Noël. Valise ou cercueil annonce le ton militant qui sous-tend plusieurs morceaux. Il est ici question de migration, d’un exil synonyme de survie. Tout ça sans pathos (on n’est pas dans la chanson rive gauche non plus), avec en illustration mélodique la toute-puissance d’une six cordes jouée par Yodélice, "backé" en renfort par la pedal steel de Greg Leisz.
Dans la peau de Mike Brown est de ces titres qui font irrémédiablement penser à Bruce Springsteen, artiste d’un rock épique et citoyen, racontant en sous-texte la violence des uniformes bleus en AmériKKKe, les bavures policières, "noire comme la colère qui gronde dehors, le soir en comptant les balles dans la peau de Mike Brown". Ferguson, Missouri, la même histoire que quand Billie Holiday chantait les Strange Fruit, ces "étranges fruits aux branches" qu’étaient les Noirs lynchés dans le Sud raciste.
Jusqu’au dernier titre,
Un dimanche de janvier, écrit par
Jeanne Cherhal et consacré à la marche gigantesque ayant suivi les attentats contre le magazine Charlie Hebdo, Johnny flirte avec l’actualité et les thématiques sociétales, à la façon d’un Woodie Guthrie ou d’un Bruce Springsteen période
The Ghost Of Tom Joad.
Même quand le texte est sans grande aspérité, comme Mon cœur qui bat, la puissance de l’interprétation lui donne une seconde vie. Avant de frapper est peut-être le meilleur exemple de l’osmose avec Yodélice, avec son beat rock, ses feulements électriques et son harmonica possédé.
Après quelques instants de silence, le ghost track, Voyageur clandestin, écrit à nouveau par Cherhal, revient sur la thématique de l’exil. "La nuit froide a marqué son destin" : transhumance encore, migrants et tragédies. En héros des prolos, Johnny est plus Charlie (et plus touchant) que le rocker aux arrangements trop boursouflés qu’il a parfois été.
Une jolie réussite, et une seconde jeunesse à l’aube de sa huitième décennie sur cette planète. Chapeau (et même stetson), monsieur Hallyday.
Johnny Hallyday De l'amour (Warner) 2015