Ariane Moffatt, l’art du vide
Injustement méconnue du grand public en France, mais bardée de récompenses dans son pays, la Québécoise Ariane Moffatt revient avec MA, un quatrième album qui reflète un concept japonais de l’intervalle, de l’interstice… Charnel, tribal, hypnotique, électro, son disque généreux, en français et en anglais, nous convie dans une grande aventure de vides et de pleins, d’ombres et de lumières… Entretien avec une artiste-alchimiste, connectée aux événements qui secouent son pays.
RFI Musique : En ce moment, vous faîtes le buzz sur Internet, avec votre chanson Jeudi 17 mai, en écho à la promulgation de la Loi 78 ("Loi Spéciale") par le gouvernement Charest… Une façon de vous impliquer artistiquement dans ce Printemps Erable au Québec ?
Ariane Moffatt : L’histoire de cette chanson est prémonitoire. Je l’avais, à l’origine, sorti sur l’album Tous Les Sens, en 2008. Son texte relevait d’un constat : cette surcharge d’informations qui nous assaille chaque matin, ce fast-food quotidien de nouvelles qui alimentent les journaux, ce carrefour saturé où des événements anecdotiques côtoient des bouleversements majeurs. J’avais donc pris une journée au hasard (le 17 mai), et tricoté une chanson, à partir de grands titres de l’actualité, glanés dans les journaux. Lors de la promulgation de la "Loi Spéciale" (le 17 mai 2012), qui musèle ni plus ni moins notre droit de manifester, des internautes ont commencé à poster ma chanson. Ni une, ni deux : je me suis cloîtrée quelques heures pour en réécrire les paroles, au regard des événements. En tant que citoyenne, j’avais suivi ce mouvement, cette révolte sociale qui allait crescendo. Je me sentais impuissante… C’est la première fois que j’utilise ma musique pour une cause politique, pour prendre position, exprimer mon indignation et apporter mon soutien aux étudiants.
J’ai découvert ce concept, intraduisible en français, dans un reportage télé, où le "MA" s’illustrait par des Japonais dans le métro, entre le travail et leur maison : un espace-temps à la fois vide et plein (de rêveries, d’envies…) Le MA, c’est cet entre-deux, cet interstice, cet intervalle, l’incubateur de ce qui advient ; il représente le mouvement, de façon microscopique. Mon exemple ? Le silence qui relie entre elles deux notes, deux rythmes : sans lui, pas de musique ! C’est un support invisible à la réalité. J’ai trouvé intéressant de scruter ce vide-là, au lieu de voler vers des mouvements vertigineux. Et puis, ce sont mes initiales à l’envers, l’idée de la possession ("ma"), une syllabe qui sied tant à l’anglais qu’au français, et offre une possibilité de jeu graphique…
Oui, je me suis fabriquée une bulle, dessinée une parenthèse : en gros, j’ai pris une "sabbatique", sans deadlines ni calendrier, pour me réapproprier mon quotidien d’artisane et l’essence de mon art, loin de tout enjeu promotionnel, et autre nécessité de (se) vendre, de conquérir, de (con)vaincre… Je me suis placée dans cet espace sous-jacent, mon MA à moi. J’ai beaucoup voyagé : j’ai ramené des steel drums de Tobago, je suis partie au Maroc faire du kitesurf et jouer dans le Grand Nord avec des ados inuits. J’ai pris du recul, et amorcé un processus de méditation, de création en action, centré sur moi, mais aussi toutes antennes branchées vers l’extérieur. Et puis, dans mon local, dans mon laboratoire, j’étais plus dans une optique de recherche et développement. Je bidouillais mes machines, je farfouillais. Finalement, cette période est devenue la matière première de ma création. Six mois après, je me retrouvais avec un album sur les bras : le vif du sujet ! Au final j’ai tout fait toute seule, de la composition à la réalisation. Une manière de m’affranchir, de relever un challenge, sans pour autant devenir ermite.
Oui, si j’aime écrire des chansons, j’aime tout autant travailler la matière sonore, donner un corps palpable à mes sensations, mon imaginaire, les voir apparaître. Je pense qu’il y a dans cet album un aspect tribal, primal, hypnotique, un besoin de revenir aux pulsations, au pulsionnel : le réflexe d’aller au tambour ! Quant à l’anglais, que j’avais déjà abordé dans mon précédent album de reprises, de Tom Waits, Leonard Cohen… (Trauma, 2010, ndlr), il m’a permis d’explorer de nouveaux registres vocaux, et des parties de moi insoupçonnées.
J’y ai développé de nombreuses amitiés : avec Yaël Naïm, M, Albin de la Simone. J’y ai aussi habité…Un séjour tissé de galères et de supers moments, une reprise à zéro, dans un quasi anonymat. Un bout de moi appartient à Paris : lorsque j’allume mon mobile français, c’est une seconde vie qui ressurgit, par enchantement.