Camille ou l'art du dépouillement

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Au 6B, énorme lieu de création pluridisciplinaire dans un immeuble de Saint-Denis en banlieue parisienne, un après-midi ensoleillé d’automne, Camille reçoit les journalistes dans son studio tout nu. Elle aime le vide, répond d’abord de mauvaise grâce puis se laisse embarquer. Ilo Veyou, son quatrième album, réalisé durant sa grossesse, témoigne de ses préoccupations : un art bio, authentique, dépouillé, impulsif, gorgé de petits et de grands bonheurs.

RFI Musique : Dans quel état d’esprit avez-vous abordé la composition de ce disque ? 
Camille : Dans une démarche que j’explore toujours plus : faire de la musique avec trois fois rien, mais à partir d’ingrédients biologiques, avec de la bonne bouffe de base. Il y a ma voix, que je porte et façonne depuis 33 ans, des instruments acoustiques, des lieux dotés de sonorités intéressantes, des moments de grâce, et de grasses matinées... Une recette simple ! J’essaie de creuser le côté organique, cet art qui vient du ventre. En tant qu’artiste, j’aime jouer avec des musiciens, partager des instants, et non me laisser piéger par les facilités de l’enregistrement, les bidouillages, les recompositions artificielles. En studio, on a joué tous ensemble, sans métronome, ni casque... et on a conservé les bonnes prises. Cette démarche me fait avancer artistiquement : un pas en avant dans le côté vivant, complexe, hasardeux... celui qui nous dépasse !

Il y a tout de même un gros travail de son en studio, notamment pour le mix...
Je n’ai rien contre la technique ni la modernité, si seule les guide la "nécessité" humaine. On a enregistré dans plein d’endroits à l’acoustique intéressante : chapelles, abbaye de Noirlac … et tout le défi du mix consistait à rendre leurs échos, leurs réverbérations, le grain des instruments, les dynamiques de jeu. On a essayé de garder les textures sonores, tout en compressant : conserver la magie des prises, la profondeur, la rondeur des sons... D’où notre travail exclusif sur bandes analogiques qui rajoutent du souffle, de la chaleur.

Sur ce disque, vous jouez aussi beaucoup d’un autre instrument, le silence ?
Oui... Le silence c’est... le bâillement, l’ennui, la page blanche, le début des histoires. On prend sa respiration : c’est un allié, une toile de fond. Et puis j’aime le dépouillement. Aujourd’hui, il y a une dictature obsessionnelle du "toujours plus". Il n’y a qu’à écouter les radios commerciales : tout y est hyper produit, avec plein de sons et d’effets pour cacher la misère, alors que rien ne vaut l’émotion d’une voix seule. Toujours rajouter des sauces, des trucs, des machins... cela n’éduque pas le goût !

Vous avez composé ce disque durant votre grossesse. Y’a-t-il des points communs entre la gestation d’un enfant et la création d’un album ?
C’est là qu’on se rend compte à quel point c’est différent. A quel point certains événements nous dépassent complètement, et se situent au-delà de toute peinture de Léonard de Vinci et de Chapelle Sixtine, au-delà de toutes les merveilles des œuvres d’art. Le fait que la vie nous dépasse... A ce moment-là, on s’aperçoit qu’on est des canaux d’énergie. Quand on est enceinte, on se situe dans un état d’ouverture et de sur-vitalité. La musique arrive, à fleur de peau. Je me suis dit qu’il fallait être toujours dans cet état-là, celui que j’ai pu observer chez les grands musiciens, par exemple : il y a, certes, un travail technique effectué, mais il y a surtout du lâcher prise, une sensibilité au monde, et à la vie qui coule dans vos veines.
 
En ce qui concerne votre voix, votre instrument, vous tâchez aussi de lâcher prise ?
J’ai d’abord essayé de "rassembler" ma voix, d’être dans ce disque, une seule et même narratrice. A l’exception du travail des extrêmes (graves ou aigus), je la laisse vivre, je la laisse transcrire mon état du moment, j’essaie de ne pas la forcer, et c’est déjà le début du travail. Je pense qu’il faut la laisser naître en douceur, pile à l’inverse de ces émissions de radio-crochet, où de jeunes candidates se mettent subitement à hurler du Whitney Houston, alors qu’elles s’étaient, jusque-là, contentées de chanter Une souris verte.

Ilo Veyou... Pourquoi avez-vous décidé de faire un album d’amour ?
Je ne sais pas, je n’ai pas fait exprès... Et puis toutes les chansons sont des chansons d’amour cachées, non ? Bon, enfin bref, c’est vrai que j’aurais pu l’appeler "Les chansons d’amour à travers les siècles", parce que je pars de ce que j’imagine comme étant des chansons de ménestrel et j’arrive à des sortes de chansons hippies. J’aime l’amour courtois, le côté chevaleresque, le côté classe de l’amour.

Dans l’aspect un peu "médiéval", vous avez fait appel à deux brodeuses professionnelles pour votre pochette d’album...
La broderie, ce travail de la matière, avec juste la force de la main et de la lenteur, me fascine. Ca demande du temps, c’est minutieux, exactement le même travail que je tâche d’effectuer avec la voix.

Dans le dossier de presse, vous affirmez : "ceci n’est pas un concept album". Pourquoi tenez-vous à le préciser ?
Le public me considère souvent comme une artiste conceptuelle. Je crois que j’ai dit ça parce que, contrairement à mes précédents albums, beaucoup d’éléments m’échappent dans ce disque : ça m’énerve, mais c’est comme ça, et c’est tant mieux ! J’ai laissé les moments affluer, puis j’ai choisi des morceaux, parce que je les aimais, sans savoir expliquer pourquoi.

Vous percevez quand même votre musique comme une "recherche" ?
Oui, mais comme une recherche de bonheur. La musique, ça rend heureux, ça rend intelligent : j’y vois une source de plaisir, mais aussi un moyen de se relier au Cosmos, ou encore un modèle social. Par exemple, un orchestre symphonique te fait croire en la paix universelle. Tout le monde accepte sa place, du 1er violon au triangle, et tout le monde est conscient de ce qui se passe autour de lui pour arriver au bon moment. Tu fais fonctionner ton corps, ton cerveau, le rythme, la mélodie, l’émotion, toute forme de concentration... Je crois en la musique. Elle me rend de plus en plus heureuse, elle me nourrit, au-delà de tout phénomène de succès ou de déboires du métier. J’espère qu’elle aura de plus en plus de place dans l’éducation et la culture, parce que ça ne coûte rien et que ça rend le monde meilleur.

Camille Ilo Veyou (EMI) 2011
En tournée française et en concert à Paris du 12 au 18 décembre au Café de la Danse.