Gilbert Bécaud revient
Certes, Gilbert Bécaud, le chanteur de Nathalie et d’Et maintenant est mort le 18 décembre 2001, mais l’anniversaire de sa disparition a failli passer inaperçu. Heureusement, un coffret et un album hommage le rappellent à notre mémoire.
Les fans d’aucun artiste ne pouvaient espérer que le 90e anniversaire de la naissance et le 30e anniversaire de la mort de Georges Brassens soient supplantés dans les médias et aux vitrines des supermarchés de la culture. Mais il aura fallu la toute fin de l’année 2011 pour que l’on se souvienne vraiment que Gilbert Bécaud a disparu il y a dix ans – le 18 décembre exactement.
On a bien cru qu’on allait l’oublier. Mais voici que sort Bécaud, le coffret essentiel, recueil de 267 chansons en douze CDs : albums originaux, 45 Tours rares, trente-huit chansons enregistrées lors de treize passages à l’Olympia, trente-deux titres inédits en CD… Un trésor discographique qui, outre ses grands succès (Nathalie, Et maintenant, L’Indifférence, Les Marchés de Provence, Un dimanche à Orly), permet de découvrir ou de confirmer combien le talent de Bécaud était pluriel. Sort presque au même moment, un disque hommage Et maintenant, qui réunit la fine fleur de la chanson française (voir la chronique).
Il faut toujours se souvenir, lorsqu’on évoque la trajectoire d’un révolutionnaire des années 1950 devenu, avec le temps, une des incarnations des variétés télévisées les plus conventionnelles, qu’il a donné à la chanson française quelques-uns de ses standards internationaux les plus puissants – Je t’appartiens devenu Let It Be Me sous la voix d’Elvis Presley ou Julio Iglesias, Et maintenant que chantent Frank Sinatra ou Judy Garland sous le titre What Now My Love.
Des émotions fortes
Car Bécaud est un mélodiste-interprète comme Arthur Cravan pouvait se proclamer "poète-boxeur". Pour lui, composer est toujours transcrire une émotion, l’émotion forte de l’instant, de la tension, du désir, de la vie même. Qu’il chante le paysan qui attend la pluie ou l’amoureux bafoué, le jeune homme timide qui va "conclure" ou l’habitué des plaisirs qui arpente les lieux de débauche, la matière qu’il travaille est toujours l’émotion forte, musquée, fervente. Il lui faut des grabuges et des grands gestes, des colères et des ivresses, des certitudes et des braillements. Sa musique est sensuelle, sensitive, sensible.
Et c’est ce qui fait de Gilbert Bécaud, en 1953, un coup de tonnerre. Avec Les Croix, Quand tu danses, Donne-moi, Mé qué mé qué, Il faut bâtir ta maison, il chante des sentiments que les adultes d’alors ont du mal à comprendre. Il parle d’amitié, d’amour fou, de sensualité, d’espoir. Mais ce ne sont pas des concepts désincarnés – bien au contraire ! Quand il chante, on voit la fille qui danse, les copains qui marchent ensemble sur la route, les amoureux qui se précipitent l’un vers l’autre… Son monde est palpable, dans une chanson française qui, à l’époque, est encore peuplée de bergères idéales filant des amours idéales dans une prairie idéale.
"M. 100.000 volts"
Et il chante comme on bataille. Il bondit, trépigne, court sur scène, frappe à grands gestes sur le clavier de son piano, chante avec une énergie que l’on ne connait guère en France – c’est avant le rock, c’est avant Brel. C’est cette œuvre qu’il est urgent de redécouvrir, en se laissant forcément chavirer par la prodigalité de l’interprète.
C’est d’ailleurs ce qui lui a assuré de dépasser le seul succès d’une saison – les fauteuils cassés par centaines à l’Olympia en 1954, le surnom de "Mr 100.000 volts" qui va lui rester… Jean Cocteau, le grand poète et cinéaste qui aime la chanson populaire, écrit : "Bécaud a le courage d’être excessif". Mais le dramaturge Ionesco s’emporte dans un article qui fustige "la banalité, l’imbécillité des paroles, de la musique, aggravées par sa voix, qui ne vient ni de la tête, ni de la gorge, ni de la poitrine, mais du ventre ou du gros intestin."
C’est ce chanteur qui aime prendre à contrepied le public et la critique. On le croit impie ? Il écrit une cantate de Noël, L’Enfant à l’étoile. On le dit vulgaire ? Il ose la fusion de l’opéra et de la chanson populaire dans L’Opéra d’Aran. On le dit de droite ? Il évoque une sorte de détente Est-Ouest par l’amour dans Nathalie. On le soupçonne de communisme ? Il chante le général de Gaulle dans Tu le regretteras. Il chante quarante fois à l’Olympia (le record absolu), tente l’aventure américaine, multiplie les expériences avec des instrumentations variées, fait même un peu l’acteur au cinéma…
Et il ne cache pas son orgueil, jusqu’à enregistrer une chanson intitulée Bécaud – "Bécaud regrette pas bécaud (…) Tout c’que t’as pas pu faire/Offre-le à Gilbert/Comme un super-banco, un cadeau". On en aurait presque oublié le cadeau qu’il nous a fait, ces centaines de chansons d’une féroce puissance, qu’il est bon de retrouver – comme pour un retour.
Gilbert Bécaud Le coffret essentiel 12 CD (EMI) 2011
A écouter aussi : Anthologie Gilbert Becaud (1953-1959) (Frémeaux & Associés) 2011