Hubert-Félix Thiéfaine, cracheur de mots

Hubert-Félix Thiéfaine, cracheur de mots
© y.orhan

Avec son seixième album, Suppléments de Mensonge, H.-F. Thiéfaine offre un univers aux courbes féminines, délicates. Les chansons sont composées par Arman Méliès, La Casa, Ludéal ou JP Nataf... mais surtout, le rockeur réaffirme son goût des mots et des images, de la littérature et de la philosophie... Un disque de poète !

RFI Musique : Votre album s’intitule Suppléments de mensonge... Que signifie cette étrange expression ?
Il s’agit d’une formule de Nietzsche, piochée au beau milieu du Gai Savoir : une association incongrue, qui a séduit mon côté collectionneur de mots. Et puis, récemment, un cancérologue affirmait à la télé que son nouvel ouvrage disait exactement le contraire du précédent. Même en sciences, il n’y aurait donc ni vérité, ni mensonges, seulement une frontière ténue entre les deux. J’aime les menteurs, surtout les menteuses. Chez les femmes, ce petit arrangement avec la réalité constitue une seconde nature – maquillage, talons... Cette fascination pour les "enjoliveurs" s’explique surtout par ma propre incapacité à mentir : avec mes yeux clairs, j’ai toujours l’impression qu’on voit mon cerveau, que des clignotants rouges s’allument lorsque je mens. Je me sens donc complexé, je dis toujours la vérité, mets les pieds dans le plat et casse l’ambiance...

Ecrire des chansons, n’est-ce pas justement une manière de mentir pour rejoindre la vérité ?
Au départ, j’ai composé des chansons parce que je n’arrivais pas à m’exprimer : je bégayais, je ne savais pas construire de discours, ni élaborer des phrases (mes textes constituent des suites de mots, d’images brutes...). Avec les chansons, j’ai pu briser ces barrières, effacer les tabous, retrouver ma liberté. Avec la même matière – les mots –, je secrète une sorte d’autobiographie mensongère et lyrique, au plus proche de la vérité. Lorsqu’on s’approprie un autre langage, on devient disponible pour raconter le Vrai, traverser les miroirs...

Votre dernier album, Scandale Mélancolique, date de 2005. Qu’avez-vous fait depuis ?
Dans ce laps de temps, j’ai composé intégralement un autre disque, Itinéraire d’un naufragé, jamais édité. J’ai aussi collaboré avec Paul Personne. Ce qui, au départ, devait n’être qu’une parenthèse pour l’enregistrement de son album, s’est transformé en succession de concerts, festivals, sessions promo... J’étais épuisé, moralement et physiquement : la machine a cassé avant la fin de la tournée. On m’a mis en vacances forcées cinq mois, et j’ai consacré le reste de l’année à reprendre souffle, à reverdir pour secréter de nouvelles chansons, dans une forme de résurrection. Après ce burn out, je n’avais pas envie de reprendre cet Itinéraire... J’avais soif d’avenir, besoin d’écrire des textes plus positifs, de consacrer mon énergie à de nouvelles explorations.

Dans votre livret, présenté comme un recueil de poèmes, avec des citations de Catulle, Tolstoï, Aloysius Bertrand... vous apparaissez aux côtés d’un corbeau, oiseau annonciateur de la mort...
De même que le crâne représente Shakespeare, le corbeau symbolise pour moi Edgar Poe. On le retrouve aussi chez Rimbaud, Van Gogh, Ferré, et chez certains poètes de la beat generation. Dans mon imaginaire, il incarne la poésie. Or, qui ose parler de la mort, hormis le poète ? Si je tenais bien mon rôle de chanteur de variété, j’aurais choisi un cygne, un perroquet, une hirondelle, symboles consensuels. Mais je n’ai jamais écrit pour être joyeux. Quand j’écoute Ferré, je ne vais pas chercher la gaîté, mais quelqu’un qui partage des moments de tristesse, de solitude, quelqu’un qui puisse être un support moral, autant qu’un tremplin vers le bonheur.

Lors de plusieurs interviews, vous avez avoué : "mon vrai luxe, c’est le silence" ? Y’a-t-il un recul de la musique dans votre vie au profit de la poésie ?
Je dispose d’énormément de temps et d’espace, ce qui permet de lire beaucoup, de goûter le silence et les voyages au fil des pages, plutôt que de s’abîmer dans une vie excessive. La lecture d’Homère constitue par exemple un merveilleux périple... Après mon burn out, j’ai été obligé de suivre une cure de désintoxication. Et comme le raconte l’auteur de polars américain James Crumley : c’est infernal tout ce qu’on peut lire quand on arrête de picoler ! La poésie et l’alcool procurent la même ivresse, les mêmes rêves !

Vous avez confié la composition musicale de vos chansons à d’autres (JP Nataf, Arman Méliès, Ludéal...), pour pouvoir vous concentrer sur l’écriture des textes. Quel rapport avez-vous aux mots ?
J’ai essayé d’écrire autre chose que des chansons : pièces de théâtre, nouvelles, bouts de romans... En vain. Je ne suis fait ni pour la phrase, ni pour la prose. J’aime balancer des images en crachant des mots, au plus proche de l’oralité, à la manière d’un Céline, d’un Joyce, d’un Artaud ou d’un Lautréamont. Quand on a goûté à la littérature, on essaie de repousser au plus loin les limites des mots, de trouver une langue pour toucher l’essence du monde.

Y’a-t-il alors une sorte d’acte divinatoire dans l’écriture ?
Dès lors qu’on s’isole pour secréter des mots, on finit par perdre de vue cette solitude : un moment magique, une transe, hors du temps et de toute norme, qui fait que l’on oublie les heures passées devant la page blanche pour accéder au miracle. Les mots se débrouillent entre eux. On devient médium, issu de l’avenir et dirigé vers le futur.

Vous avez grandi au travers de vos chansons... Quel bilan en tirez-vous ?
A la manière du facteur Cheval, qui ramenait ses trésors de tournée pour bâtir son "palais idéal", ou d’un Dylan, auteur de l’album Bringing it all back home ("En ramenant tout cela à la maison"), je glane les matières qui forgent celle de mes chansons, balises posées ça et là, qui content mon existence. Il y a donc un lien au futur, mais aussi une relation au passé, en même temps qu’une très forte connexion au présent...

Hubert-Félix Thiéfaine Suppléments de Mensonge (Sony Music) 2011
En tournée à partir du 15 octobre 2011 et en concert à Paris le 22 octobre au Palais Omnisport de Paris-Bercy