Amie intime de Jean Ferrat, disparu l’an dernier, Isabelle Aubret lui consacre aujourd’hui un coffret de 3 CDs. 71 chansons enregistrées au fil du temps par la chanteuse depuis leur premier succès commun, Deux Amants au soleil, en 1962. À la veille d’un concert hommage au Palais des Sports à Paris, ce coffret témoigne de cette amitié exceptionnelle entre l’interprète et le monstre sacré, en plein âge d’or de la chanson française. Entretien.
RFI Musique : Comment avez-vous rencontré Jean Ferrat ?
Isabelle Aubret : D’une manière très épisodique. Il est venu à l’enregistrement de Deux amants au soleil, en 1962, mais je n’ai fait que l’entrevoir. Pendant toute la tournée qui a suivi, en première partie de Jacques Brel, jusqu’à mon accident de voiture, j’ai commencé à le croiser plus souvent, sans vraiment le connaître.
Nous étions très différents. Autant, avec Jacques Brel, la rencontre s’est faite de manière très fraternelle, autant il a fallu apprivoiser Tonton (NDLR : le surnom donné par la chanteuse à Jean Ferrat). Les gens croient qu’avec Jean, le coup de foudre a été immédiat. Mais c’est faux ! Nous avons mis des années à nous apprivoiser. C’était le beau berger allemand, et moi le petit roquet qui bouge tout le temps ! Après, quand la tendresse est là, c’est pour toujours…
Vous avez été très proche de Brel et de Ferrat. Quelle différence entre leurs deux personnalités ?
Tout les opposait ! Ferrat était sauvage, un peu réservé, alors que Brel était un volcan. En coulisse, Jacques avait un trac fou. Il entrait sur scène avec son ventre, son âme. Jean, lui, avait beaucoup de détachement, certains parlaient même de froideur. Je l’ai déjà vu entrer en scène en finissant de mastiquer un dernier morceau de fromage, avec un calme olympien.
Ce coffret reprend tous vos enregistrements de chansons de Jean Ferrat, à des époques très différentes. Pourquoi le publier aujourd’hui ?
Je suis un peu le témoin de sa carrière, de son cheminement en tant que compositeur et auteur. C’est pourquoi je souhaitais lui consacrer mon prochain spectacle au Palais des Sports, et le faire coïncider avec la sortie de ce coffret. J’ai éprouvé ce besoin que Jean soit présent, qu’il revive à travers ma voix. Rien n’est pire que de ne plus parler des gens qui ont disparu.
J’ai essayé d’organiser ce coffret comme trois tours de chant, avec des chansons de toutes les époques mélangées. Nous avons réenregistré les chansons les plus anciennes, mais la plupart des 71 titres ont été gardés tels quels. Le charme était là. Une chanson comme Argentine a été enregistrée dans une période de colère et de drame. Il y a une enfance dans ma façon de la chanter, une fraîcheur dans la façon que j’avais de convaincre les gens qu’il faut faire quelque chose. Cette fraîcheur-là, je n’avais pas envie de l’enlever. Je l’aurais certainement chantée différemment aujourd’hui.
Entre tous ces titres, lesquels vous ont le plus marquée ?
Évidemment Nuit et brouillard, Potemkine, La Montagne et C’est beau la vie. Ce sont les chansons qui me ressemblent, et pour lesquelles je me suis quelquefois chamaillé avec Tonton. Quand j’ai voulu chanter Nuit et brouillard, je sortais de plusieurs succès avec Les Amants de Vérone, On ne voit pas le temps passer. Des chansons assez romantiques qui ressemblaient à la jolie fille blonde que j’étais à ce moment-là. Jean m’a alors dit : "Les gens ne s’attendent pas du tout à ça de toi !". Les médias de l’époque non plus ! C’est précisément ce que je recherchais. Je ne voulais pas que l’on m’enferme dans une image de tendresse ad vitam eternam. Et en chantant des mots aussi violents que sur Nuit et brouillard, j’avais l’impression d’être utile. Jean m’a finalement laissé faire. Il est souvent arrivé qu’il soit surpris de mes choix, comme pour Argentine, avec ce texte si bousculant.
Que représente aujourd’hui pour vous Jean Ferrat ?
Le parcours d’un "frère d’armes", comme il le disait lui-même. J’étais d’un milieu ouvrier, mes opinions politiques n’étaient pas les siennes, il était plus radical. Moi, j’étais pour l’harmonie, le consensus. Mais comme Brel, il s’est pris de passion pour mon parcours, ma mère, mon enfance pauvre dans le Nord.
Plus largement, Jean représente une forme d’amour universel, de tendresse pour l’être humain. Il était proche d’Aragon, dans le sens de cette empathie mêlée de désenchantement. Jean n’a pas eu à proprement parler d’héritiers, mais c’est un peu de son héritage que l’on retrouve chez
Alain Souchon, qu’il adorait.
Isabelle Aubret Isabelle Aubret chante Ferrat (Disques Meys) 2011
Isabelle Aubret (en collaboratio avec Richard Cannavo) C’est Beau la vie (éd. Michel Lafon) 2011
En concert au Palais des Sports de Paris, les 18, 19 et 20 mai.