À l’école d’Eddy Louiss

À l’école d’Eddy Louiss
Eddy Louiss, Parc floral de Vincennes le 18 mai 2002 © AFP/P.-F. Colombier

Certains musiciens se distinguent par cette capacité à savoir donner confiance à ceux qui les côtoient, à les révéler à eux-mêmes, à élever le débat sans jamais chercher à impressionner, mais plutôt pour emmener tout le monde le plus haut possible, juste pour l'amour de la musique. Le jazzman français Eddy Louiss, lauréat du prix Django-Reinhardt en 1964 et disparu le 30 juin dernier, était de ceux pour qui partager est une façon d'enseigner.

"On a tous quelque chose d'Eddy, dans la musique ou dans la manière d'être, sur scène", affirme d'entrée, le percussionniste sénégalais Abdou Mboup, au nom de tous ceux – et ils sont nombreux – qui ont accompagné Eddy Louiss. L'organiste français a été son "maître", ajoute celui qui, avant d'arriver en France, avait tout de même passé quelques années au sein du Xalam, formation qui a marqué la musique sénégalaise. "On ne peut pas comparer ce groupe, qui jouait à la manière africaine, et Eddy, qui était un monument. Une école. L'esprit était différent, la musique était différente, l'approche était différente. Non, je ne peux pas dire que j'étais professionnel auparavant. J'ai été un élève d'Eddy", tranche-t-il, catégorique.

Mais ce professeur qu'il évoque, et qui avait lui-même quitté les salles de classe assez jeune en estimant que la musique l'avait "sauvé de l'école", avait une pédagogie bien particulière. "Il ne parlait pas beaucoup. Quand il avait quelque chose à dire, il faisait des accords, des trucs sur son clavier. Un soir, en concert, je suis allé sur le devant de la scène pour chanter. Le lendemain, on a fait le même morceau, mais je ne suis pas allé chanter. Il a fait 'pan pan pan' sur l'orgue pour que je le regarde, mais je restais concentré sur mes percussions. Et au bout d'un moment, il a fini par me dire d'aller chanter", raconte Abdou Mboup, resté dix ans aux côtés du jazzman français et introduit au départ par Paco Séry.

Le batteur ivoirien, dont le nom reste entre autres associé au groupe Sixun qu'il a cofondé dans les années 80, est également de ceux qui doivent beaucoup à Eddy Louiss : vers 1975, l'organiste décide de se mettre à son compte après avoir été au service d'artistes comme Claude Nougaro (il fut son chef d'orchestre pendant treize ans) ou Stan Getz.

En réponse à un ami installé en Côte-d'Ivoire qui lui propose de travailler pour des films publicitaires, il s'envole alors vers l'Afrique, avec une équipe qui réunit notamment le saxophoniste guinéen Jo Maka, arrivé en France dans les années 50 (et père de la chanteuse de jazz, Élisabeth Kontomanou), ainsi que les Malgaches Sylvain Marc et Tony Rabeson. C'est à cette occasion qu'il remarque Paco Sery, à Abidjan, et le fait ensuite venir à Paris où ce dernier acquiert rapidement une solide réputation.
 
Groove et harmonies
 
Si Eddy Louiss a souvent fait appel durant tout le reste de sa carrière, à des musiciens du continent africain ou de l'océan Indien, ce Parisien aux origines antillaises cherchait d'abord "à travailler avec des gens créatifs. Peu importe le continent d'où tu viens", tient à préciser Abdou Mboup. "Il avait déjà en lui le groove de la Martinique, mais il avait aussi une grande ouverture dans les harmonies. Il était ouvert à tout style de musique. Parce que quand on est musicien, on doit être éclectique, complète-t-il.  Il percevait toujours la musique comme de la danse. Au début, il a fait des orchestres de bal avec son père et il a toujours gardé cette optique-là. Pour lui, le batteur doit faire danser", rappelle le bassiste malgache Julio Rakotonanahary, recommandé à Eddy Louiss par le Camerounais Étienne Mbappé à la fin des années 90 et qui a participé à l'album Sentimental Feeling ainsi qu'à Récit proche.
 
Lui aussi aime souligner les qualités humaines du personnage : "Je peux dire qu'il m'a traité comme son fils. Il venait me chercher à la gare de Poitiers pour m'amener dans sa maison. Je fonctionnais un peu aux sentiments avec lui. Quand je jouais un solo, lui, il me poussait à bout, toujours. Il m'encourageait avec son sourire. Ça donne envie de donner plus. Il m'a vraiment appris ça : aller au-delà de soi."

Abdou Mboup confirme : "Mon premier concert avec Eddy était au Mans. Je n'étais pas titulaire. Il y avait déjà deux percussionnistes. Il m'a demandé de faire un solo et j'ai tout donné en seize mesures. Quand je me suis arrêté, il m'a dit de continuer, mais je n'avais plus de forces ! C'était ma première leçon : gérer le temps, économiser l'énergie, l'utiliser rationnellement."

Et de citer une phrase que l'organiste avait adressée au bassiste camerounais Guy N'Sangue, dans des conditions similaires : "Il vaut mieux prendre le solo que jamais." Pour le percussionniste sénégalais, la "grandeur d'âme" d'Eddy Louiss se reflétait dans sa générosité sur scène : "Il créait de l'espace pour tout le monde. Il n'avait pas peur que ses musiciens s'expriment librement, contrairement à de nombreux leaders qui sont gourmands et veulent qu'on ne parle que d'eux. Eddy s'en foutait. Avec lui, plus tu t'exprimais, mieux c'était. Il voulait des musiciens qui jouent."

Site Officiel d'Eddy Louis