Philippe Conrath, le live sinon rien
En 1989, "l’Afrique, c’est chic" et la "world music" explose dans les charts. C’est pourtant l’année où Philippe Conrath lance Africolor, un festival enraciné en Seine-Saint-Denis, qui dès sa première édition cherche autre chose : des rencontres, des découvertes, des propositions musicales, de l’inattendu. En 2012, Philippe Conrath s’apprête à se lancer dans de nouvelles aventures, mais revient sur les mutations qui ont jalonné vingt-trois années de perception des musiques africaines en France.
RFI Musique : De 1989 à 2011, quelles ont été les grandes évolutions dans votre approche de la programmation ?
Philippe Conrath : Au début d’Africolor, j’ai appris le métier de programmateur, puisque avant cela j’étais journaliste. De fil en aiguille je me suis aperçu que je pouvais m’appuyer sur le public dit "communautaire", qui se déplace pour voir jouer des artistes qu’il connaît, même s’ils sont parfois complètement inconnus ici. Par la suite, il a fallu faire venir à la rencontre de ce premier public tout le public francilien curieux. Quand une partie du public comprend rythmiquement et linguistiquement ce qui est dit, cela entraîne toute la salle... Le territoire, la Seine- Saint-Denis permet ce genre de programmation. Et puis, de la rencontre entre les publics, nous sommes passés à la rencontre entre les artistes. On a été les premiers à proposer à un groupe de rock expérimental de Nancy, Double Nelson, de jouer avec les percussionnistes congolais de maître Nono. La réaction de la chanteuse était extraordinaire : elle avait peur de se faire manger ! Musicalement, elle ne savait pas du tout comment elle allait réagir avec un groupe qui pouvait tenir un rythme une heure avec une précision implacable… C’était une très belle image.
A l’époque, les musiques africaines sont très occidentalisées. Dans ce contexte, la démarche d’Africolor était très nouvelle…
Absolument. Les productions internationales voulaient fondre la musique africaine dans un moule afin que le public occidental puisse le danser. Donc, ils binarisaient les musiques à outrance, ajoutaient des nappes de synthé et des boîtes à rythmes. De fil en aiguille, en vingt ans, la musique africaine est sortie du cross-over pour revenir à quelque chose de plus simple. Pendant que les musiciens mettaient des synthés partout, Cesaria Evora a mis, elle, les pendules à l’heure. Elle est arrivée sur scène pieds nus, avec une guitare, un piano acoustique et elle a fait un succès mondial. Les musiciens ont compris qu’ils pouvaient jouer leur musique, à leur façon.
C’est paradoxal, d’un côté les artistes et le public se sont apprivoisés et de l’autre, il est devenu de plus en plus difficile de faire venir des artistes africains en France.
En 1988, Alpha Blondy, Mory Kanté, Johnny Clegg étaient au Top 50. En 1989, quand on a commencé, les musiciens africains étaient vraiment à la mode. Glamour avait fait une double page, avec une photo de quarante artistes africains qui habitaient à Paris. Après, ça va très vite : 1995, c’est les sans-papiers, c’est l’église Saint-Bernard, peu avant, les premiers charters. Aujourd’hui, on n’a même plus accès au consulat de Bamako pour demander un visa. Des centaines de personnes meurent noyées pour atteindre l’Europe et on en parle même plus…. Et paradoxalement, on programme une musique de dialogue, comme Mah Demba et le chœur contemporain Séquenza 93, en réponse à cette fermeture.
Qu’est ce qui a changé fondamentalement dans l’approche de ces musiques, en vingt ans ?
L’oreille du public a été de plus en plus avertie et il s’est passé exactement la même chose avec les artistes. Les musiciens de 35 ans ont commencé à une quinzaine d’années en écoutant ces musiques. Aujourd’hui, les conservatoires enseignent la gamme pentatonique… Le musicien "savant" avance vers ces musiques avec la conscience qu’il prend un risque mais qu’il va apprendre. C’est une attitude politique, idéologique. Les jeunes artistes vivent dans des conditions économiques très difficiles, mais ils ont de fortes convictions. Aujourd’hui je paye la même chose que ce que je payais à un musicien dans l’économie de 1989. A l’époque c’était 1 000 francs, aujourd’hui 150 euros brut, donc c'est même moins et vingt-cinq ans après !
On a l’impression aujourd’hui que c’est la création live qui fait vivre la musique, pour vous, est-ce une bonne nouvelle?
La musique live me sauve, c’est ma thérapie. C’est comme ça que j’ai toujours programmé Africolor. Le rapport au live est éphémère, complètement dans l’instant, complètement dans la vie. Le disque, c’était un élément de transmission un peu nécessaire et artisanal, mais le vrai sens de toutes ces musiques, pour moi c’est le live. D’ailleurs après les concerts, le public achète des disques, comme un acte de passion, un acte d’amour, déclenché par la rencontre du live. Je reste donc optimiste.