Lauréat de la bourse Visa pour la création Caraïbes de l’Institut Français, le slameur haïtien Rome a pris ses quartiers pendant deux mois à la Cité internationale des Arts, à Paris. Portrait d’un poète gouailleur et touche-à-tout, que le séisme du 12 janvier a fissuré de l’intérieur, en même temps qu’il l’a révélé.
Dans le petit studio de la Cité Internationale des Arts, Mercure Rolaphton, alias Rome, reçoit autour d’une table jonchée de livres : Truman Capote, Ionesco, le Dalaï-Lama, Dany Laferrière, Brecht, Prévert… Des classiques, des découvertes, et même quelques ouvrages ramenés d’Haïti, pour accompagner sa résidence de deux mois en France.
A Paris, il s’est baladé, a squatté les cafés, participé à des concours de slam, et comme il faisait froid, il est beaucoup allé au cinéma. Pour preuve, les tickets, consignés soigneusement : des films d’action essentiellement. "Depuis le séisme, il n’y a plus aucune salle de ciné en Haïti. Aucune ! C’est pour cela qu'à Paris, je me suis gavé". Dans la conversation, revient sans cesse le point de non-retour du 12 janvier 2010, date du séisme qui a ravagé Haïti. Trente-cinq secondes de cauchemar. Avant, après.
Fissures
"Je suis né du séisme parce qu’avant, jamais je n’aurai eu l’idée de quitter l’université, l’art ne remplit pas le frigo", explique simplement Mercure. Il fait partie de cette génération artistique spontanée qui a émergé courant 2010. "Le séisme a ouvert le champ des possibles à beaucoup de jeunes. A l’université, les cours se sont interrompus pendant trois ou quatre mois. La fac était complètement fissurée et surtout, elle est située en face du Champ de Mars, où deux mille sinistrés vivaient là dans une puanteur terrible. Il y avait encore les décombres, les morts, c’était trop".
Mercure quitte son cursus d’anthroposociologie et se retrouve en charge de sa famille. "Ma mère commerçante était très choquée, mon père concierge a perdu un œil, il ne pouvait plus travailler. Nous avons quitté la maison, et je me suis installé avec des copains. J’étais le seul valide de la famille. Je me suis demandé ce que je savais faire".
Au lycée, Mercure écrivait des acrostiches pour les amoureux qui osaient se déclarer. Il se faisait payer : "Cinq ou dix gourdes (la monnaie haïtienne, ndr), un jus, un pâté. En Haïti, la poésie est partout, l’art est palpable. Moi, j’ai toujours écrit. En français, surtout, car à l’école, lorsqu’on commençait une phrase en créole, le maître nous coupait et nous disait 'exprime-toi'"…
Le français est la langue de la pensée construite, le créole, celle de l’émotion. Depuis toujours, par passion, avec son compagnon d’aventure Jasmuel, il écrit en français tous types de textes : de la science-fiction, des pièces, des films, des publicités : "tout ce qui nous passait par la tête". Leur duo s’appelle d’abord les Déraillés, puis les Déchaînés.
Aujourd’hui, c’est un collectif slam, Hors-jeu, qui anime les scènes ouvertes de Port-au-Prince. "Avant", Jasmuel et Rome s’étaient mis au rap. Ils avaient signé avec une maison de disque haïtienne, Légal Records, et avaient produit quinze titres. "Mais le 12 janvier, le studio a été écrasé, aplati. Tout a été détruit, on a sauvé deux titres. C’était fini avec le rap". Nouveau départ : son histoire commence avec le slam.
Coup de pied
Rome découvre
Grand Corps Malade à la bibliothèque de l’Institut Français, cette forme d’écriture si libre l’intrigue.
"Avec le slam, je pouvais faire de la poésie et dedans parler de mon quotidien, Facebook, la voiture qu’il faut réparer. Tout mélanger. Un grand coup de pied dans la fourmilière de la poésie classique et ça m’a fait du bien".
Avec le collectif Hors-jeu, converti au slam, il se différencie des autres poètes de l’île et écrit des saynètes slamées qu’il joue dans les camps de sans-abris, autour de thèmes commandés par la Croix Rouge et l’Unicef : la pudeur au temps du séisme, la violence faite aux femmes, la manipulation de l’information… "Il n’y avait plus de salles de spectacle, pour distraire et calmer le peuple, le milieu artistique avait besoin de relève, des jeunes étaient là et ont saisi leur chance, dont moi et mon collectif".
Rome et Jasmuel deviennent les pionniers du genre sur l’île. Ils mélangent le slam au théâtre, montent des comédies musicales, multiplient les projets, jamais en rade d’idées. Ils dirigent des ateliers d’écriture, participent aux différentes scènes artistiques ouvertes de Port-au-Prince : le Poppeye’s Fried Chicken, ou les "bouillons culturels" du centre culturel Araka, où tous les vendredis, les artistes se retrouvent.
A Paris, Rome a rencontré Pilot Le Hot, initiateur des soirées slam, et toujours pilier du mouvement dans les cafés du 11e et du 20e arrondissement. Sur ses conseils, Rome aimerait préparer un candidat haïtien à la coupe du monde de slam, et continuer à travailler ses morceaux "mitraillette", où il slame très vite – "c’est la forme qui intéresse les autres, moi c’est le fond" précise-t-il. "La plupart de mes écrits parlent d’urgence. Une urgence de dire, de vivre, d’exister où, quand, comment, pendant, une urgence d’unir et d’aimer, en somme une urgence d’être". Rome, tout comme Haïti est hanté par ce souvenir : en trente-cinq secondes, tout peut basculer.
Rome jouera Les Jeux de l’Amour et du hasard de Marivaux aux Francophonies en Limousin, courant octobre.
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