Emeline Michel et le devoir de mémoire
Traversé par quelques cicatrices laissées par le tremblement de terre qui a dévasté Haïti en janvier 2010, le dixième album d’Emeline Michel baptisé Quintessence présente la chanteuse sous un angle musical acoustique, dans une ambiance tamisée, pour mieux plonger au cœur de ses chansons.
RFI Musique : Vous venez de présenter votre nouvel album en Haïti, alors que vous vivez aux États-Unis. Les concerts sur votre terre natale ont-ils un gout particulier ?
Emeline Michel : Inévitablement. C’est comme une histoire de pèlerinage, parce qu’Haïti est souvent oublié dans les nouvelles et que chez nous, c’est très apprécié de revenir pour donner un moment musical. Les gens le reçoivent comme un moment de bonheur. Alors même qu’on aurait fait un nouvel album, il y a des chansons qui restent dans l’histoire et qu’on est obligé de chanter, même a cappella, juste pour faire plaisir. Quand je suis sur une scène comme celle de Harlem Stage, à New York, où j’ai joué une semaine avant d’aller en Haïti, je traduis pour le public une ou deux phrases des chansons en créole pour qu’ils aient l’idée du contexte, mais quand je suis en Haïti, je n’ai qu’à susciter la première phrase pour que le public commence à chanter avec moi. Être sur scène chez soi, c’est carrément la fièvre.
Quand vous revenez en Haïti, avez-vous des habitudes ?
Absolument. D’abord, rendre visite à la famille – j’en ai encore beaucoup là-bas. Port-au-Prince (la capitale, ndr) est un passage obligé mais je suis née et j’ai grandi à la campagne : le matin, le coq te réveille à 6 heures, tu entends les chiens dans la cour qui aboient… Pour moi, c’est vraiment comme revivre mon enfance, donc je vais passer quelques jours en province quand je reviens en Haïti. Ces derniers temps, j’y vais très souvent, presque chaque mois, parce que je travaille avec un groupe de jeunes de 18 ou 19 ans sur un projet qui s’appelle Voix liées, organisé par l’association Tamise. C’est un peu une passation pour moi, en aidant à forger un futur musical qui paraissait inexistant. Je leur apprends comment capturer un texte ou dire toute une histoire en trois minutes. On serait surpris du résultat, tellement ce sont des chansons vraies, dans le présent. Il y a une des chanteuses que je voudrais carrément produire : elle a la voix, la présence, l’histoire.
Je crois que c’est obligatoire. On ne peut pas aimer un pays et le chanter à distance. Il faut prendre le pouls, dans la véracité du moment. Le tremblement de terre en 2010 est un événement qui nous a changé la vie. Être sur place, c’est difficile à vivre, mais en même temps il y a tellement de belles choses qui se développent, des gens qui prennent leur courage à deux mains, rebâtissent. Ce n’est pas se mentir que de dire que l’espoir est encore là.
Dans quelle mesure le séisme de 2010 que vous venez d’évoquer a-t-il fait partie de la conception de cet album ?
Cet album-là se voulait très léger, dans le contexte. Au départ, il s’appelait Sens et Quintessence : le plaisir des sens, des yeux, des oreilles. Mais il y a eu un revirement parce qu’il fallait absolument, comme un devoir de mémoire, qu’il y ait un texte sur cet album pour ces gens qui n’ont pas eu de funérailles, qu’on n’a pas pu retrouver. On a écrit un texte avec Edwidge Danticat (romancière haïtienne, ndr) qui s’appelle Dawn. La chanson est construite sur un rythme de funérailles qu’on joue dans le vaudou. Il envoie avec paix, les âmes qui ne voulaient pas partir. La dernière pièce de l’album, qui s’appelle Ton yanvalou, je l’ai écrite pour Benji, un des danseurs que j’avais invité sur scène au Carnegie Hall, à New York. Tellement plein de vie. Il avait gagné pas mal de médailles, en Italie, aux États-Unis… Il est mort pendant qu’il dansait sur scène en donnant des cours à des jeunes.
Les collaborations qui se sont matérialisées sur ce disque, tant pour les textes que pour la musique, avec entre autres Jean-Claude Martineau ou Kali, ont-elles pris forme récemment ou attendaient-elles depuis un certain temps ?
Souvent, ça prend des années, et dans cet album, la collaboration avec des écrivains et poètes a pris encore plus de temps que d’habitude. Par exemple avec Kali, il a fallu aller en Martinique. Il m’a amené dans son petit studio qui se trouve dans les mornes. On a mangé végétarien, on a parlé musique, on a pris tout notre temps avant de trouver la chanson qui convenait. Il m’en a proposé plusieurs mais quand celle qui s’appelle Djannie est arrivée, il n’y a pas eu de doutes.
C’est voulu. Je suis dans une période ou je trouve que c’est important de pouvoir chanter et que ce soit fluide, ouvert, lumineux, sans être forcé. Souvent, on peut être influencé parce que le public attend que ce soit rythmé. J’ai toujours eu envie de faire un album très acoustique, qui explore, d’avoir un spectacle où je peux m’asseoir sur un tabouret et chanter. Et si l’envie de danser me prend, je le ferai ! Que ce ne soit pas centré seulement sur les rythmes – ils peuvent être là avec une guitare ou un piano, pas obligatoirement autour des tambours. Je sentais que cette aventure musicale était importante, mais penser et faire sont deux choses différentes. On a souvent peur en se disant qu’on va se déconnecter du public qui nous connait. Au vu de la façon dont a été reçu le spectacle Quintessence qu’on vient de présenter, et des contrats qu’on a eus, je me dis que j’ai bien fait de foncer, de me jeter à l’eau.
Emeline Michel Quintessence (Cheval de feu) 2013
Site officiel d'Emeline Michel