I Muvrini, la Corse planétaire
Bien au-delà de leur seule terre, les plus célèbres ambassadeurs du chant corse, I Muvrini, imaginent avec leur dernier album, Imaginà, une rencontre des cinq continents sous le signe de la paix, de l’amour et de l’espoir. S’ils revendiquent la solidité de leurs racines, ils n’en continuent pas moins, depuis plus de trois décennies, à mêler leur tradition à des sonorités ouvertes, à embrasser la planète du souffle de leurs voix…Rencontre avec leur leader, Jean-François Bernardini.
RFI Musique : Que signifie votre titre, Imaginà ?
Jean-François Bernardini : Imaginà, c’est la volonté de prendre ce pouvoir que nous avons tous : imaginer, par la création, par l’inventivité, par la force de dire qui nous sommes, et celle de nous relier au monde. A l’instar de John Lennon dans Imagine, à l’instar des grandes figures qui ont rêvé fort pour l’humanité (Luther King, Mandela…), notre rôle d’artistes réside dans cette imagination. Les mots qui n’éclairent pas ne servent à rien. En tant que musiciens, nous tâchons de nous projeter dans des lendemains meilleurs tissés pas à pas, de cultiver nos racines toujours reliées au monde.
Oui, parce qu’en deux-trois ans d’écriture, une grande part du voyage s’effectue en soi : une aventure difficile car, comme l’affirment les Asiatiques, "le fond du cœur est beaucoup plus loin que le bout du monde". Mais nous sommes nourris par cette terre, la Corse, ses trésors, sa richesse, sa culture… et sa singularité, qui rayonne chaque jour plus fort.
Ce que nous chantons dépasse amplement les frontières de notre île : c’est une intelligence, une vision du monde. Giono disait: "Qui aime son pays et n’aime pas le reste du monde, n’aime personne". C’est donc en affirmant ce que tu es, en chantant tes racines, que tu es riche pour l’autre, que tu peux l’accueillir et lui ouvrir les bras. C’est un trésor partagé. Ce qui n’empêche pas chacun de posséder sa propre manière de chanter, de vivre, d’écouter le bonheur… Nous, par exemple, qui détenons ce merveilleux cadeau que nous offre la Corse paysanne, éprouvons une joie plus grande encore, lorsque nous le confrontons à d’autres manières d’entendre le bonheur dans le monde…La musique, ce formidable vecteur, permet d’élargir le spectre, d’additionner nos humanités, de réaliser nos métissages. Pour I Muvrini, les racines ne sont pas l’archaïsme, mais la modernité. La singularité d’une culture apprend bien plus l’ouverture que le nombrilisme.
Le village reste la matrice du monde rural universel : il nous donne une colonne vertébrale extraordinaire. Vivre dans un village de quatre-vingt habitants, c’est apprendre quatre-vingt manières d’aimer, quatre-vingt manières de vivre avec les arbres, avec la nature, avec les autres, d’inventer une harmonie…Cette école-là, non seulement ne vous coupe pas du monde, mais vous ouvre à lui.
Vivre en Corse aujourd’hui, c’est se sentir concerné par l’arbre d’Amazonie, par les travailleurs sans terre du Brésil, par ceux qui luttent contre l’esclavage des temps modernes… A l’heure actuelle, nous ne pouvons plus vivre séparés, car les défis sont immenses. Je sens cet éveil en marche, ces peuples en route, ce mouvement qui gronde. Il y a urgence, nécessité. L’espoir, comme la graine, croît, isolé des regards.
Oui, c’est un village global, dans lequel chacun doit s’occuper de sa maison intérieure, cultiver sa terre. Il ne peut y avoir de conscience planétaire, sans entamer une transformation personnelle, sans envisager un rapport différent à la nature, au vivant, sans préférer la spiritualité au profit, sans se laisser nourrir par des traditions ancestrales … Comment a-t-on laissé se détraquer nos boussoles intérieures ? Comment s’est-on, à ce point, détourné de cette conscience planétaire, en se disant : "Après moi le déluge" ? Après moi, le racisme ? Après moi, l’inégalité ?
C’est une belle reconnaissance… Pour autant, je préfère voir le dauphin défiler en liberté dans la Méditerranée, plutôt qu’empaillé dans un musée, à l’issue d’un enterrement de première classe. Nous ne sommes pas des conservateurs d’art et traditions populaires : la polyphonie n’est pas à classer dans le grand registre de la botanique du monde. Bien sûr, il faut garder intacts sa beauté, l’harmonie de ses chants, mais plus encore il s’agit de soigner, de nourrir son biotope, sa motte de terre. Ce matin encore, je chantais avec 200 personnes dans une messe pour l’enterrement d’un ancien…
On a commencé à chanter ces chants, avec mon père : ces "chants de gueux, de paysans", dépréciés, qui résonnaient si fort dans nos cœurs d’enfants, mais si peu de par le monde. Depuis, nous n’avons eu de cesse de propager aux quatre coins du globe. Alors, bien sûr, il a fallu le frotter à des sonorités "modernes", car chaque époque possède son oreille. Pour moi, c’est un signe de bonne santé, qui ne saurait souffrir de cette question stérile de l’"authenticité". Dès qu’on chante avec ses tripes, n’est-ce pas authentique ? Notre respect profond des traditions épouse notre curiosité infinie : une alchimie qui mêle le chant de notre Corse à ceux du monde.
I Muvrini Imaginà (Sony Music) 2012