A Filetta, Corse du monde

A Filetta, Corse du monde
A Filetta, 2015 © D.D. Darwin

Si les voix d'A Filetta résonnent avec l’intensité de leur terre natale, le groupe actif depuis plus de trois décennies s’est aussi fait remarquer par ses collaborations qui concourent à élargir son horizon musical, comme le résume son nouvel album Castelli. Entretien avec Jean-Claude Acquaviva, un des cofondateurs de cette formation au rayonnement international.

RFI Musique : Votre nouvel album donne à entendre les chants que vous avez créés lorsque vous avez été sollicité pour intervenir dans des projets artistiques au cinéma ou au théâtre. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce travail de commande ?

Jean-Claude Acquaviva : Ce disque est une image assez fidèle de notre façon de fonctionner depuis des années : on a des répertoires que l'on crée spontanément et d'autres qui naissent de rencontres avec d'autres artistes, d'autres genres : le compositeur Bruno Coulais, le chorégraphe Larbi Cherkaoui, des chanteurs divers de La Réunion, du Liban, de Géorgie... Pour moi, la commande peut être intéressante parce qu'elle nous force à sortir de nos formats, à faire que notre polyphonie puisse permettre de chanter un petit peu tout. Par exemple en 2008, on a travaillé avec un metteur en scène allemand sur des textes de Fernando Pessoa, et il y avait un chœur qui durait 22 minutes. Une telle durée a capella, évidemment, c'est compliqué, et ça nous amène à inventer de nouvelles routes, à être expressif d'une autre façon, à trouver des moyens de tenir sur le plan de la tension et de la dramaturgie, ce que ne nous permettait pas de faire les schémas traditionnels. En ce sens, on s'est éloigné de la tradition tout en gardant ce qui nous semble essentiel : d'abord la langue, l'ornement, le timbre, le placement de voix, la polyphonie...

Comment se sont constitués ces liens avec d’autres genres artistiques ?
C'est tout simple. Une rencontre génère une autre rencontre. Lorsqu'on a travaillé en 1997 avec Jean-Yves Lazennec, pour la tragédie antique Médée, Bruno Coulais a entendu ce qu’on avait fait. Il était en train d'écrire une musique de film pour Jacques Weber qui adaptait le Don Juan de Molière et il nous a demandé si on était partant. Dès que nous avons terminé cette collaboration, un metteur en scène italien nous a proposé de travailler avec lui pour le théâtre. Puis, quelque temps après, lors d'un concert, on rencontre un danseur de la compagnie de Cherkaoui qui nous dit que ce chorégraphe était passionné par notre musique et quelques mois après il nous a contactés pour travailler avec les ballets de Monte-Carlo… C’est comme ça que le groupe s'est construit. Pour nous, l'altérité est essentielle. Si nous étions restés dans notre tradition, on aurait peut-être été de super chanteurs traditionnels, mais nous n'aurions jamais fait le chemin que nous avons accompli, chemin que nous avons non pas subi mais que nous avons voulu, tout simplement parce que nous étions curieux de l'autre. La musique ne me semble intéressante que parce qu'elle ouvre des portes. On pourrait la faire à titre conservatoire, mais notre démarche serait tout autre et ce n'est pas celle qui nous intéresse.

 
Cette diversité de projets que vous menez est-elle aussi une façon d'inscrire les polyphonies dans les musiques actuelles ?
Il y a une polyphonie traditionnelle d'origine, celle à laquelle on se réfère. Nous l'avons beaucoup fait évoluer par rapport à notre façon d'être, nos goûts, notre personnalité, nos rencontres aussi. Mais nous n'avons jamais été très préoccupés par le fait de vouloir absolument intégrer cette polyphonie dans ce qu'on pourrait appeler la modernité. Notre musique a évolué au gré de nos rencontres, elle s'est complexifiée, enrichie de l'autre. Pour nous, chanter avec un orchestre symphonique, ou un orchestre de jazz ou une chanteuse libanaise, c'est aussi moderne et passionnant que de chanter un air traditionnel que l'on pratique depuis notre plus tendre enfance. On ne se pose pas la question de la frontière. Nous avons toujours dit que notre tradition n'existait que pour être dépassée, renouvelée et il nous faut pour cela faire des compositions que la mémoire retiendra ou pas. On est dans cette logique de partage, parce que notre musique ne peut pas demeurer celle qui reflétait une communauté passée. La Corse évolue, le monde évolue, et notre musique évolue aussi. Et il en a toujours été ainsi. Ce qu'on appelle la tradition n'est jamais que la résultante de plein de courants qui se sont succédé, affrontés, enchevêtrés, et qui nous ont donné des musiques restées comme un héritage.
 
Vous avez participé il y a quelques années à l’album de Danyel Waro, figure du maloya. Y-a-t’il une similitude entre les combats culturels de La Réunion et de la Corse ?
Les îles – La Réunion, la Corse, la Sardaigne, la Sicile... – ont une façon de percevoir le monde, une géographie qui ont généré des caractères particuliers. Le maloya, qui est une sorte de blues réunionnais, a un fonctionnement assez proche de notre tradition polyphonique, qui est sociale : chanter ensemble au sein d'une confrérie, dans une messe, un mariage, lors d'une fête, lors de certains travaux de la campagne. C'était vraiment ce qui caractérisait notre musique. Et même si elle a évolué, parce que les modes de production ont évolué, elle continue à avoir cet ancrage social, cette façon de dire les choses à sa manière. Et à ce titre, La Réunion dit des choses un peu comme nous, ne serait-ce que dans l'opposition, du moins la confrontation, avec l'État central, jacobin, qui n'accorde pas beaucoup d'intérêts aux spécificités de ces régions, de ces peuples. Je me sens militant, mais pas d'une Corse aux Corses. Je me sens militant d'une façon de vivre le monde, de penser le rapport à l'autre.
 
A Filetta, Castelli (World Village / Harmonia Mundi) 2015
Page facebook d'A Filetta

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