Les terres inconnues d’Alan Stivell
Depuis 50 ans, Alan Stivell, héraut des musiques celtiques, pionnier de leur renouveau et barde du futur, repousse les limites de ses terres, explore des sons vierges, à la lumière cosmique de sa harpe traditionnelle. Depuis cinquante ans, il ose tous les métissages, tous les croisements et se déclare à son aise dans ce monde global. Aujourd’hui, il revient avec AMzer (Seasons), son 24e album, qui met en musique, sur le fil des saisons, les textes de poètes : une méditation heureuse, zen et lumineuse. Rencontre avec un artiste, aussi voyageur qu’enraciné.
RFI Musique : Sur votre disque, AMzer– "Le temps", en breton –, vous mettez des poésies en musique. Pourquoi ?
Alan Stivell : Face aux horreurs du monde, à ses chaos, je me sentais dépourvu, sans courage ni désir pour écrire mes propres textes. Hors du quotidien, la poésie constitue, pour moi, un trépied vers d’autres niveaux de conscience, une élévation vers la spiritualité, un havre de paix, une réponse apaisée à la violence : une bulle zen. Sur ce disque, j’honore les poésies "environnementales". Elles m’offrent une respiration à pleins poumons conforme à mon existence parmi la nature. Pour autant, je ne m’interdis pas d’autres aspects. What Could I Do ?, mon hommage à Samuel Becket, révèle ainsi une approche amoureuse de l’absurdité de l’existence – comme un forcené joyeux qui chanterait des cantiques au milieu des bombes…
D’après les cartes, il n’y a pas plus éloignées, en Eurasie, que ces terres. Et pourtant… Les deux se situent aux confins du continent. Comme le Sud de l’Espagne ou la Finlande, ces bouts du monde, sans doute moins soumis aux mutations sociétales, ont su garder des sédiments culturels plus anciens que le centre géographique des civilisations. Certains archaïsmes, certaines couleurs, certains appels de la terre, de la mer, les relient : j’entends cette proximité dans leurs musiques.
Sur les mots, les textes, dans le silence. J’ai laissé jouer la contemplation : une méditation heureuse, des sommes d’improvisation, les doigts sur la harpe, la voix en suspens sur les cordes. Une rêverie éveillée…
En effet. Par-delà notes, rythmes et harmonies, ma plus grande passion, en ce qui concerne la musique, réside dans les couleurs des sons, leurs matières. Pour moi, il s’agit de territoires infinis, de continents vierges, inexplorés, que permet d’atteindre l’évolution des techniques (pédales, fadings, distorsions, etc.). Je perçois ainsi l’électro comme le prolongement naturel de la lutherie : une façon de travailler le son dans l’espace, de jouer sur ses ambiguïtés, de métamorphoser ses fréquences, au creux d’univers indéterminés. Ainsi, depuis l’enfance, j’ai toujours voulu décliner la harpe, mon instrument fétiche, sorti tout droit du passé : la frotter à des métissages sonores, à d’improbables rencontres, sur des sillons inédits. Sur ce disque, j’utilise un instrument dessiné, comme tous les autres, par moi-même, le meilleur à ce jour. Cette harpe électro-acoustique, magique, possède une pureté cristalline.
J’éprouve une joie forte d’avoir réalisé mes rêves, d’avoir joué à l’Olympia en 1972 – une date-clé !–, d’avoir popularisé cette musique celtique, de l’avoir partagée dans les années 1980-1990, de l’avoir installée. Aujourd’hui, je regarde l’avenir !
Il existe aujourd’hui mille et une musiques bretonnes : des reprises les plus orthodoxes jusqu’aux mélanges les plus audacieux, dont certains ne comportent plus en leurs seins, qu’une dose homéopathique de "celtitude". Les deux courants ne sauraient être antinomiques … En Bretagne, mes héritiers poussent les expérimentations plus loin que moi. J’ai en quelque sorte, présenté le menu ; eux s’engouffrent dans mes pistes : de la tradition métissée, du rap, du jazz, du rock breton. Surtout, à mes débuts, je faisais partie d’une frange ultra-minoritaire d’artistes passionnés par ces musiques, qui subissaient alors un rejet viscéral. Avec une poignée d’autres, j’ai ouvert, je crois, un sillage de cultures identitaires : en Corse, en Occitanie, jusqu’en Kabylie, avec Idir, qui dit avoir subi mon influence.
Oui, en quelque sorte. Je me suis toujours demandé quel était l’intérêt de singer les grands-parents ou le cousin d’Amérique : celui-ci a plongé dans ses propres racines pour forger ses musiques "modernes". Pourquoi pas chacun d’entre nous ? Je voulais, de mon côté, poser des textes conscients sur les sons de mes ancêtres, métissés à mes aspirations actuelles. Telle était, telle reste ma route.
Une cuisine musicale se révèle infinie, si l’on sait mélanger les saveurs, les épices… Pour ma part, je suis constamment à la recherche d’un autre moi-même, toujours surprenant, quelque part entre l’art d’un barde aux racines intangibles, et les inventions futuristes d’un space opera.
Site officiel d'Alan Stivell
En concert le 7 novembre à La Cigale, à Paris.
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