Avec son septième album, You’re gonna get love, Keren Ann revient à la lumière avec un disque intime et personnel, conçu après une parenthèse liée à la naissance de sa fille et à de nombreux projets parallèles. Ses atouts ? Un songwriting délicat, une narration simple et poignante, et une production plus soignée que jamais. Explications.
Cinq ans. C’est le temps qu’il a fallu à Keren Ann pour donner une suite au réussi 101. Cinq années durant lesquelles la chanteuse franco-israélienne s’est éloignée d’elle-même et du songwriting pour se consacrer à d’autres projets.
Le théâtre et le film documentaire, d’abord, en Islande ou à New York, mais aussi, et surtout, à sa fille, née il y a quatre ans, au terme d’une longue tournée l’ayant emmené des États-Unis à la Chine. "Ce n’est pas le processus de création qui a été long, explique-t-elle, mais le temps pour m’y mettre. Après sa naissance, je me suis rendu compte que je pouvais travailler pendant ses siestes, dans le calme. Je composais pour des quatuors à cordes et pianos, de la musique d’ambiance, sur de l’image."
Mais, très vite, le besoin d’écriture pop reprend le dessus, non sans difficultés. "L’écriture de chansons, le storytelling, ce sont les formes que je préfère. Mais je me suis retrouvée coincée. Je n’arrivais pas à écrire, et cela est probablement dû au fait que pour écrire, il faut être centré sur soi-même. Or, ce n’est pas quelque chose de simple avec la maternité."
De l’atmosphère et de l’air
Le déclic a lieu il y a deux ans, alors que Keren Ann s’installe définitivement à Paris après un long séjour à Brooklyn. Une inspiration soudaine et "rapide", où la jeune femme puise dans son histoire personnelle, l’amour (You’re gonna get love), la mort de son père (Where did you go ?), et dans son imagination. Sans tarder, la chanteuse et ses musiciens s’attellent à la production de l’album.
Mais, une fois n’est pas coutume, elle confie les manettes de la réalisation à Renaud Letang. "J’avais une pièce de travail au studio Ferber, où je croisais Renaud tous les jours. Je lui disais que je recherchais un son très précis, proche de la soul, de la Motown ou du blues, mais que je n’arrivais pas à l’obtenir, explique-t-elle. Il m’a invité à venir avec mes deux musiciens (ndlr, Vincent Taeger à la batterie, Rory MacCarthy à la basse), et nous avons enregistré en live, pendant quelques jours. C’était formidable, intense et spontané."
Après un passage à Londres pour les arrangements de cordes et une phase de post-production, l’album prend sa forme définitive. Un travail extrêmement méticuleux, aux sonorités soul ouatées, aériennes, d’où sort la voix mate et chaleureuse de Keren Ann, livrée brute et sans effets. "Tout l’objectif était de donner de l’atmosphère, de l’espace. Je voulais qu’il y ait beaucoup d’air entre la voix et les instruments. Ce travail de production, je le conçois un peu comme de la haute couture."
Poésie personnelle
Si You’re gonna get love est un disque d’atmosphère, où les émotions restent suggérées, voire effleurées, les textes sont parmi les plus personnels jamais écrits par la chanteuse. Where did you go ? évoque sans fards la disparition de son père et en écho, la naissance de sa fille. "She’s a lot like you/I wish you two have met", confesse-t'elle dans cette ballade soul en suspension.
D’autres, comme You’re gonna get love ou You knew me then célèbrent la relation amoureuse, sans le moindre sentimentalisme, à la manière de Leonard Cohen (l’une de ses grandes influences). "C’est un album beaucoup plus poétique que ce que je faisais avant, dit-elle. L’important pour moi est d’arriver à atteindre ce niveau de poésie personnelle qui évolue avec les années. Et de décrire précisément les émotions que je ressens."
Le storytelling est, lui, toujours présent, avec le sublime Bring Back (la complainte d’une mère dont les fils sont partis à la guerre) ou encore My man is wanted but I ain’t gonna turn him in, entre lesquels Keren Ann passe délicieusement de la poésie classique à la langue drue des bluesmen du delta. Le très enlevé Easy Money fait lui écho à My name is trouble, single à succès de l’album précédent. Même ironie, même malice. "J’aime revenir à ce genre de personnages à attitude, qui portent avec eux leur sac à problèmes !"
En définitive, You’re gonna get love est peut-être son disque le plus abouti. L’équilibre parfait entre émotion et parti pris esthétique. La clé de cette réussite ? "Je m’éloigne du côté abstrait, les choses sont dites de manière plus juste, plus personnelle, explique Keren Ann. Mais je n’aime pas tomber dans la noirceur. Ce qui me plaît, c’est la mélancolie montrée avec beaucoup de luminosité."
Keren Ann, You’re gonna get love (Polydor/Universal) 2016