Considéré comme l’acte de naissance du reggae africain, même s’il avait été précédé de quelques tentatives, Brigadier Sabari a pris forme en studio à Abidjan pour le premier album de l’Ivoirien Alpha Blondy il y a trois décennies. Retour sur l’histoire d’une chanson déterminante et de l’album qui l’a portée, Jah Glory.
La sirène de police, en guise d’introduction, plante le décor : “Il n’est pas recommandé de se balader la nuit quand on n’a pas ses papiers en règle”, dit en substance le texte de Brigadier Sabari. L’histoire d’une rafle nocturne organisée par les forces de l’ordre dans les rues d’Abidjan, d’un jeune homme qui tient tête aux uniformes, sûr de son bon droit, et finit “plié comme un parachute” au fond du camion. “Brigadier, pardon !” implore Alpha Blondy.
Chanson à risque
Dans une Côte d’Ivoire encore à l’heure du parti unique, commercialiser une telle chanson n’est pas dénué de risques. Le producteur, Georges Benson, homme de la télévision nationale, redoute la réaction des autorités compétentes mais cède devant l’insistance de l’artiste. Pas question, pour autant, d’en faire le titre phare de son premier 33 tours. La mention “inclus Bintou Were Were“, au recto de la pochette, laisse clairement comprendre que le choix initial se porte sur un autre des six morceaux. Le récit humoristique que le chanteur fait de ses mésaventures avec les policiers en décide autrement. “A ma grande surprise, je n’étais pas le seul à avoir pris des coups. Voilà ce qui a fait le succès de Brigadier Sabari : tous ceux qui avaient déjà gouté à la matraque se sont retrouvés dans cette chanson.”
D’autres facteurs ont joué un rôle essentiel et s’ajoutent à cette analyse. “Les Ivoiriens ont découvert qu’on pouvait chanter le reggae dans une langue africaine. Et le dioula que je parle n’est pas celui d’Abidjan,"eau-de-javellisé", c’est celui du terroir. Celui de ma grand-mère. J’ai écrit comme elle me parlait. Donc les proverbes qui sortent de ma bouche touchent à la fois les personnes âgées, les gens du village de l’intérieur du pays…”
Le studio de Cocody
En une journée, l’enregistrement du disque est bouclé. Le mixage, effectué dès le lendemain, ne prend pas plus de temps. Les sessions se déroulent au studio JBZ, baptisé ainsi à partir du nom de son propriétaire : Jacques Bizollon, un Français arrivé enfant en Côte d’Ivoire. Avec sa sono mobile, il a d’abord animé toutes sortes de bals et fêtes, avant d’ouvrir son magasin de disques à l’Hôtel Ivoire, puis de fonder le premier studio d’Abidjan, dans le quartier de Cocody, en 1982. Le lieu est devenu une institution de la musique africaine, au-delà de la Côte d’Ivoire. Plus d’un millier d’artistes y sont passés en trois décennies ! Sur la console huit pistes, il faut faire de la place pour caser tous les instruments. Les ingénieurs du son font des merveilles. Alpha, conscient de l’enjeu capital pour son avenir, vient avec des musiciens qu’il a fait répéter rigoureusement au préalable.
Pour sa première apparition télévisée en 1981, il avait préféré interpréter Papa Bakoye en acoustique, épaulé par le guitariste Eugène Afri Lue, membre de l’orchestre de la Radio Télévision ivoirienne – au détriment de ses complices ghanéens avec lesquels il avait maquetté quelques titres sur un simple ghetto blaster. Quelques mois plus tard, le chanteur espoir est l’invité de l’émission Première chance. “Un penalty que je ne pouvais pas rater”, résume-t-il. Cette fois, les musiciens maison, habitués à la variété et pas du tout familier du reggae, doivent jouer les quatre morceaux au programme de ce live : The End, Bintou Were Were, Dounougnan et enfin une reprise de Christopher Colombus du Jamaïcain Burning Spear. “Mais comme j’étais un marginal, ils ne voulaient pas m’accompagner”, rappelle l’artiste. 59 000 francs CFA, retirés du compte de son ami journaliste Fulgence Kassy, les feront changer d’avis !
Pour l’album, le reggaeman les embauche à nouveau. Certains, comme Georges Kouakou, resteront plusieurs années dans l’équipe. Le nom d’une des trois choristes retient a posteriori l’attention : Bibie. La jeune Ghanéenne, qui tente alors sa chance à Abidjan, se fera connaître en France en 1985 avec Tout doucement. Pierre Houon, musicien et assistant de l’ingé son de JBZ (et père de DJ Arafat, la sensation du coupé décalé), trouve sur son vieux clavier la sirène stridente qui convient à Brigadier Sabari.
Fin de la galère
A Brooklyn, lors de son séjour aux Etats-Unis durant la décennie précédente, Alpha avait vu son rêve s’effondrer le jour où il devait poser ses voix en studio, alors que la musique était faite : personne n’était au rendez-vous. Le producteur jamaïcain, Clive Hunt, s’était envolé pour Londres sans prévenir ! Le nouveau projet qui se dessine à Abidjan annonce la fin tant attendue des années difficiles. “Je ne veux pas mourir dans la pauvreté”, chante-t-il dans la première chanson de l’album. La rage semble sourdre dans sa voix.
Le jour où les policiers, dont il a tant décrié les manières brutales, se mettent à l’apostropher pour plaisanter ou prendre une photo avec lui, il comprend soudain que quelque chose est en train de se passer. “On n’est jamais prêt. Ça démarre et tu te surprends à courir après ton propre convoi”, observe-t-il trente ans plus tard. Plus qu’un succès, Brigadier Sabari et l’album dont il est extrait ont servi de solide fondation au reggae africain. Un modèle, un exemple, une influence majeure qui ne se dément toujours pas aujourd’hui pour tous les artistes qui se réclament de ce courant.
Alpha Blondy vient de sortir un triple album live réunissant les concerts du Zénith de Paris en 1992 et de Paris Bercy en 2000 (Wagram).
L'artiste prépare actuellement un nouvel album pour la rentrée.