Boubacar Traoré : aux couleurs de la Louisiane
Pour son dernier disque, Dounia Tabolo, le bluesman malien Boubacar Traoré s’est rendu à Lafayette, en Louisiane, pour enregistrer avec des musiciens du sud des États-Unis. Sur ce lien entre Mississippi et Niger, blues africain et américain, sur ces rencontres musicales, Boubacar Traoré ne parle guère. Sa musique lumineuse, elle, chante l’humanité et console. Rencontre avec le maître et son producteur Christian Mousset.
Aux confluences des fleuves, aux racines des blues, enfanté par une âme singulière et une vie chaotique : comme tous ses disques, le dernier-né de Boubacar Traoré, bluesman au cœur mandingue, parle juste. Ici, nulle note ne saurait mentir. Épousée à ses cordes, sa voix résulte d’histoires séculaires, celles de sa terre, le Mali, celles des souffrances de l’humanité, celles d’un espoir, toujours vibrant. À chaque disque, 'Kar Kar' nous touche avec force. Avec grâce. De son identité musicale, de sa sincérité, surgit, à la douce évidence, une paix lumineuse.
Sur ce disque, Dounia Tabolo, son univers et ses chansons s’irriguent aux eaux du Mississippi. Enregistré à Lafayette, en Louisiane, en compagnie de son complice de toujours, Vincent Bucher à l’harmonica, des Américains Corey Harris à la guitare, Cedric Watson au violon et au wahsboard, Leyla McCalla au violoncelle, les pistes se gonflent du son du bayou, empruntent ce swing joyeux aux accents US : une création sans artifice, et qui coule de source. Niger-Mississippi – deux frères-fleuves, ici unis par son chant.
Économie de paroles
Selon l’explication qu’en livre Boubacar, Dounia Tabolo signifie : "On vit, on meurt, tel va le monde. Un éternel recommencement". Cette fatalité sans fioriture incarne bien ce maître du blues mandingue. Si sa musique parle, emprunte les chemins des âmes, lui se révèle peu disert : un euphémisme. En cette grise journée d’octobre, il nous reçoit dans son hôtel parisien. Sous sa casquette, on dirait un arbre, à l’écorce épaisse. À la question sur ce lien musical entre l’Afrique et le sud des États-Unis, il répond en quatre mots, sans développement : "Mon producteur a choisi". De Lafayette ? "Il n’a rien vu". Rien ? "Rien". Les musiciens qui l’accompagnement sur ce disque ? "Ils font leur métier." Les fleuves ? "Ils me font peur". Si le disque lui plaît ? "Comme ça". Au jeu de l’interview, Boubacar Traoré, visiblement mal luné, s’offre, ce jour, de mauvaise grâce, entre impatience et provocation. Il n’a, après tout, pas franchement envie de répondre aux questions. "À mon âge, je dois être tranquille", m’avise-t-il. Et l’on se surprend à penser qu’après 1000 vies successives, à 75 ans, l’homme pourrait en effet, légitimement, ne pas avoir à se justifier par des mots, si loin de son langage – la musique.
Star en son pays à l’âge de 20 ans, le Chuck Berry, l’Elvis Presley malien, alors diffusé en boucle sur les ondes, créateur du tube Mali Twist, hymne de toute une génération assoiffée de liberté, sombre dans l’oubli, à la suite du coup d’Etat militaire de 1968. À Kayes, sa ville natale, au nord-ouest de Bamako, il retrouve l’anonymat d’un travailleur agricole. Exhumé par des journalistes en 1987, il subit un terrible coup du destin : son épouse, Pierrette, meurt en couches. À Paris, où il s’exile, Boubacar mène l’existence d’un émigré lambda, ouvrier du bâtiment. De ces successions d’expériences, subsistent un sourire d’ombres, et des blues à fendre l’âme : "Je chante des chansons tristes, parce que j’ai beaucoup souffert dans ma vie. Maintenant, ça va. Les soucis passent avec la musique".
À chacun son blues
Pour mieux saisir Boubacar Traoré, son nouveau disque et son expérience américaine, il faut effectuer ce pas de côté, interroger son producteur et complice Christian Mousset. Sur l’économie de paroles obstinée de Boubacar, l’ex-patron et fondateur du festival Musiques Métisses rigole avec tendresse : " Il est comme ces vieux mecs du blues : brut, superstitieux, pas causant, bourru. Ce qui peut nous valoir quelques accrochages… Dans le même temps, c’est un homme touchant, sincère, qui aime partager".
Il y a vingt ans, Mousset propulsait Boubacar sur la scène internationale. "J’avais entendu – et aimé – ses disques, tels Mariama. Je suis allé jusqu’à Bamako pour le rencontrer. Depuis, j’ai produit sept de ses albums. Chacun avec sa propre couleur. ", dit-il.
Sur ce lien Niger-Mississippi, à Lafayette, en pays cajun, "ville de la Louisiane profonde, en même temps cité très moderne", Mousset a, encore une fois, vu juste. Dans un "super studio comme on n’en fait plus, intérieur bois-extérieur tôle", Boubacar s’épanouit avec ses compagnons de jeu. Le producteur raconte : "Il connaissait bien Corey Harris qui est même venu le voir au Mali. Sur les pistes qu’ils partagent, il le laisse jouer de longs chorus avec générosité. À la fin d’un titre, il l’a même embrassé : une attitude rarissime pour Boubacar ! Le sourire inscrit sur son visage en fin de séjour exprimait son bonheur : il était ravi !". Dans le petit film promotionnel qui accompagne le disque, Cedric Watson, en train de pêcher sur le bayou, se livre : "Les mélodies de Boubacar furent, pour moi, faciles à suivre. La connexion que nous avons vient du cœur, elle vient du sang".
Sur ce blues commun, qui emplissent ces belles âmes, Boubacar Traoré apporte ses nuances : "Le blues français, ce n’est pas la même chose que le blues américain ou malien, même si on leur donne le même nom. Il n’y pas de mot pour décrire ce que je fais : je joue la musique de chez moi. Seulement. " Chez lui, d’ailleurs, Boubacar Traoré met sa guitare au clou et s’occupe de son champ. Là haut, sur une colline près de Bamako, il "cultive du maïs, du riz, du mil, de l’arachide" dans ses exploitations. Une histoire de cœur, une histoire de racines…
Boubacar Traoré Dounia Tabolo Lusafrica (2017)
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