L’odyssée blues de Delgres
Réunion de trois musiciens – l’auteur-chanteur-compositeur Pascal Danaë, d’origine guadeloupéenne, le batteur Baptiste Brondy et Rafgee au tuba et sousaphone – Delgres, du nom d’un héros de l’esclavage, crée les contours d’une terra incognita, explore les racines enfouies, invente un blues personnel et intime. Rencontre autour d’une aventure musicale passionnante à l'occasion de la sortie de Mo Jodi, leur album.
Delgres ne ressemble à rien de connu. Dès les mesures inaugurales de ce trio, mené par les cordes abrasives et le chant métis du chanteur-auteur-compositeur Pascal Danaë, le créole antillais s’enroule au blues rugueux, les mélodies caribéennes s’entrechoquent aux cailloux des guitares, au rythme frondeur et chaloupé, pour créer cette terra incognita, cette cartographie de l’imaginaire intime, aussi naturelle qu’inattendue. Déjà, lors de son précédent projet, Rivière Noire (Victoire de la Musique 2015), avec Jean Lamoot et Orlando Morais, méditation bienheureuse autour des racines africaines du Brésil, le maître révélait une poésie à l’évidence lumineuse. Cette magie s’explique par sa prise de risque et de liberté. Car Pascal Danaë s’affranchit de tout code. Ainsi explique-t-il : "Pour moi, il n’y a aucune frontière entre le baroque et Joe Satriani. Il y a des timbres, des rythmes, des notes, et d’infinies combinaisons possibles, avec lesquelles tu joues. Après, mes chansons s’unissent selon un ADN commun – ma signature."
Ce qui sonne si naturel chez Delgres tient en effet à son authenticité. Le genèse de ce groupe, de ce son si particulier, retrace l’itinéraire de son leader. Ses courbes suivent son histoire, ses méandres, ses doutes. Aux prémices, l’aventure commence par cette rencontre avec une guitare Dobro – une guitare avec un résonateur, reine du bluegrass. Pascal se rappelle : "Dans un magasin de musique, parmi les instruments flambant neufs, il y avait cette guitare d’occasion. Je m’attarde dessus, la fais sonner, l’abandonne à regret… Contre toute attente, ma femme me l’offre quelques mois plus tard. Il s’agit d’une 'entrée de gamme' un peu cheap des années 1990, mais quelqu’un l’a manipulée à l’intérieur. Du coup, elle possède un son particulier : un esprit en son cœur."
Une "langue de sauvage"
Sur son nouveau joujou, à Amsterdam où il réside alors, Pascal laisse courir ses doigts, joue slide, réalise sa "petite cuisine interne". Il traverse une mauvaise passe après le succès de son disque et le silence qui s’ensuit, se situe, selon ses dires, au quatrième sous-sol. "Je me sentais mal, alors j’avançais dans la musique pas à pas, je laissais le son venir, pour moi-même. Sans objectif.", se rappelle-t-il. Dans ses avancées note à note, dans sa remontée de la cave, une langue surgit de sa mémoire : le créole. Il raconte : "Né à Argenteuil, de parents guadeloupéens, j’ai entendu causer créole toute ma vie. Pourtant, ma famille me parlait français pour me préserver, moi, le petit dernier, de cette 'langue de sauvage'. Là, je ne sais pas pourquoi, c’est revenu, avec ce rapport au Gwo Ka, aux sons roots de mon île. J’avais en tête ce blues de la Guadeloupe, l’image de ce mec qui joue du banjo dans sa cabane après une journée à trimer aux champs…"
Loin pourtant des clichés, là encore, Pascal prend la tangente, avec des partis-pris sonores déroutants. Exemple : pour la basse de son blues en gestation, il choisit un tuba, un son de la rue, de la fanfare, un peu cradingue. Et rencontre ce qu’il cherche en la personne de Rafgee, maître du tuba et du sousaphone. "J’ai vu des vidéos de cet excellent jazzman en train de jouer déguisé en Tigrou sur patins à roulettes. Ça a matché !"
L’esprit de la forêt
Pour son projet le plus personnel, Pascal voulait des complices qui l’accrochent côté cœur. Avec une tendresse infinie, il décrit ainsi ses acolytes. Baptiste Brondy (Lo’Jo, etc.), le batteur, c’est "un souffle. On n’entend pas ses coups de batterie, mais on reçoit un impact énorme, comme un déplacement d’air, à chacune de ses notes, chargées d’expérience." Rafgee, c’est un "psychopathe, et la personne la plus honnête vis-à-vis de lui-même, qu’il m’ait été donné de rencontrer." Il complète : "les deux se révèlent des musiciens tout-terrain qui, dans des situations abracadabrantes, se révèlent capables de groover… et de mettre leurs tripes sur la table." Ses deux musiciens, en retour le décrivent ainsi : "Pascal, c’est l’esprit de la forêt. Un vieux sage. La vérité d’une âme qui parle."
Tous trois évoquent l’alchimie de "réunions musicales, d’où émergent des formules magiques", une intimité et une liberté folle. Pour le nom, les trois complices se sont choisi Delgres, celui d’un héros de la lutte contre l’esclave, dont la devise révolutionnaire – "vivre libre ou mourir" – parcourt le disque. Autre personnage essentiel et clandestin de ce voyage en dix pistes, sur les traces de ses origines ? Louise Danaë, sa trisaïeule dont il a retrouvé la lettre d’affranchissement de 1841.
Un instant de vérité
Alors, forcément, les titres qui composent Mo Jodi (Mort aujourd’hui) – dont le titre éponyme honore le sacrifice de Delgres – s’imposent comme des combats, des coups de colère : l’exaspération contre les puissants dans Mr President, la dignité retrouvée dans Respecté nou, ou la culpabilité assumée dans Pardoné mwen… S’il y a aussi des chansons joliment légères sur le disque – Ti Mamzel, etc. –, Pascal voulait donner de la Guadeloupe une image différente : "À travers le monde, les Antillais restent parfois perçus comme des amuseurs publics – le syndrome Franky Vincent ! – qui viendraient te demander avec un large sourire si 'on va pwend un ti punch'. Je me situe moins du côté 'zouk' que de celui du kompa."
Pour Pascal, les liens entre les cultures caribéennes et la Louisiane se révèlent évidents, notamment à travers la cuisine, la nostalgie de l’Afrique, etc. Mais par-delà cette connexion, l’unité vient de son for intérieur et des trajectoires partagées. Pour Baptiste, Delgres reste "un carrefour, un mélange de plusieurs sources, un voyage à trois sur des traces identitaires." Pour Rafgee, l’aventure, sincère, s’éloigne de toute posture. Pour Pascal, il s’agit tout simplement d’un "instant de vérité." Et voici pourquoi ce disque chamboule : parce qu’il porte le blues – celui de la grande Histoire, mêlée à une aventure particulière. Delgres offre une thérapie en musique, une plongée profonde, au cœur de soi-même, une odyssée à la rencontre de ses racines.
Delgres Mo Jodi (Pias) 31 août 2018