Benjamin Biolay
C'est dans la discrétion qu'est sorti le premier album de Benjamin Biolay, Rose Kennedy (Virgin). A l'image de son auteur. Mais un certain bruissement flatteur dans le landernau musical, a cependant entouré cette œuvre singulière. Et pour cause, cet album concept est un remarquable instant de musique. Rencontre avec un dandy moderne sous une tonnelle de la place des Vosges.
Nostalgie
Benjamin Biolay ? Oui, ce nom a traversé clandestinement les médias cette dernière année, tel un message subliminal. Mais où, quand, pourquoi ? Allez un peu de mémoire, ce nom désuet et charmant a été associé à deux des plus intéressants projets de l'année 2000 : ceux de Keren Ann et de Henri Salvador. Mais n'ayant alors rien de concret à soumettre, il fut désespérément ignoré par l'impitoyable marée médiatique. Et pourtant, à part égale avec Keren Ann, il est l'auteur, entre autres, d'un des plus fameux titres du moment, repris sur l'album de mademoiselle comme de Mr Henri, Jardin d'hiver...
Jeune homme aux fantasmes nostalgiques mais aux desseins bien contemporains, Benjamin Biolay fait donc à son rythme une entrée sur la scène musicale par le biais inattendu d'un clan mythique, les Kennedy, introduit par la reine mère, l'ancêtre matriarcale disparue en 1995 à 105 ans : Rose. "Elle n'est pas la seule narratrice, parfois c'est John ou même l'assassin de Bob dans la chanson Los Angeles. Je la trouvais juste emblématique du clan parce qu'elle est la mère, la reine mère et qu'elle a vu le déclin de son empire, si j'ose dire, la mort de ses enfants et de son mari." Enveloppe historique pour un essai plus introspectif ? "Bien sûr, je suis quelqu'un d'assez pudique. Me dissimuler derrière des personnages, des lieux et une époque a été une façon sereine de parler de mes vraies émotions, mélancolie parfois, bonheur ou chagrin."
Histoire(s)
Mais le dada de Benjamin, c'est le passé, l'histoire : "L'idée était de marier deux de mes passions, faire des chansons et l'histoire. Après avoir écrit la chanson Rose Kennedy, je me suis dit que c'était tout un monde et j'ai eu envie de le développer. Donc le disque est le prolongement de cette chanson", raconte Benjamin. Les treize titres album nous font en effet naviguer dans cet univers fascinant et trouble qu'est le destin de cette famille. Mais ici point de récit historique, de textes biographiques, d'évocations explicites. Non, titre après titre, c'est une sensation d'opaque distance qui prime. Et si on ne savait pas que les Kennedy étaient au centre du sujet, serait-ce possible de le deviner ? " Ça ne s'adresse pas aux gens qui sont particulièrement passionnés par les Kennedy, mais aux gens qui aiment bien les chansons."
Le message est lancé mais pourtant, la notion du temps, et surtout du temps passé, est bien ancrée dans cet album. "Oui, le passé est une source d'inspiration majeure, confirme l'auteur, mais presque au même point que le présent finalement. Mais je ne suis pas plus intéressé par le passé que par le présent. C'est une espèce de boucle perpétuelle. J'aime bien savoir d'où viennent les choses et comment c'est arrivé." D'où une certaine schizophrénie entre passé et présent ? "C'est vrai. D'autant plus que je me prenais un peu pour Rose Kennedy. J'essayais d'avoir une narration un peu féminine."
Si on remonte le passé de Benjamin Biolay, on tombe une fois encore dans le mélange d'un certain classicisme et d'une totale modernité : démarrage classique d'un brillant élève de conservatoire ("J'ai une formation d'instrumentiste, violon et cuivres. Mais j'ai appris la guitare, le piano et la composition comme un autodidacte."), puis passage dans quelques groupes adolescents ("Dans la plupart de mes groupes, j'étais un tyran, un dictateur, j'imposais ma ligne et je ne voulais rien entendre. Il fallait vraiment me surprendre pour que je dise "ça, c'est pas mal."). Et pourtant, la rencontre essentielle avec Keren Ann prouve qu'il peut travailler dans un esprit d'égalité avec quelqu'un : " Keren Ann et moi formons un groupe d'une certaine façon."A leur propos, certains évoquent même les légendaires couples d'écriture américains comme Carole King et Gerry Goffin.
Inspiration
Le secret de leur entente musicale ? Elle est par essence mystérieuse et doit le rester selon lui : "Ce serait embêtant de se poser des questions, savoir qui fait quoi, à quel moment, etc. Non, c'est vraiment un plus de rencontrer quelqu'un avec qui je peux partager des créations, de l'intime. Ça permet aussi d'écouter des chansons avec plus de recul quand on les fait avec quelqu'un d'autre. Ce n'est pas qu'à moi. C'est quelque chose d'unique que je souhaite à plein de gens, c'est très difficile de rencontrer la bonne personne." Certes discuter avec Keren Ann ou avec Benjamin Biolay, c'est évoquer les mêmes choses, les mêmes influences. Un panthéon à la fois peu original mais totalement évident à commencer par Serge Gainsbourg : "Chez Gainsbourg, il y a un peu tout ce que j'aime, Chopin, Chuck Berry, Rimbaud, le jazz aussi. Il a un sens du rythme dingue. Il disait lui-même qu'il était un juif nègre comme on disait de Gershwin. Il arrive à lier les turpitudes de l'âme slave et le rythme noir africain, noir américain." Les cordes des Joggers sur la plage rappellent d'ailleurs un autre disque concept, Melody Nelson : " C'est pas volontaire mais c'est naturel parce que c'est un album qui a changé ma vie, qui m'a renversé. J'avais 13 ans. J'adorais ça surtout pour la poésie. C'était un monde nouveau qui s'offrait à moi, j'ai vraiment été sidéré par ce disque."
Autre nom marquant dans les propos de Benjamin, Françoise Hardy. Là, ses yeux pétillent d'une amoureuse admiration : "Ce qu'écrit Françoise Hardy est d'une intelligence rare. C'est un auteur merveilleux, raffiné. On est un peu obnubilé par sa période yéyé, et encore quand on écoute bien, ce n'est pas vraiment yéyé, elle a donné une profondeur à la musique pop. Elle est élégante en chaque occasion, elle a une certaine pudeur, sans jamais chercher à pérenniser cette espèce de mythe. Elle m'a beaucoup apporté." Puis enfin, Charles Trenet et surtout, Henri Salvador qui plus qu'une référence, est une pierre blanche dans le parcours du jeune homme : "Je connaissais ses chansons comme tout le monde, mais quand je l'ai rencontré, je me suis replongé dans sa musique, ses chansons les plus chics, si j'ose dire. C'est merveilleux. Travailler avec lui a été un conte de fée."
Élégance
Le travailleur secret, ainsi pourrait-on surnommer Benjamin Biolay. Depuis un premier 45 tours oublié en 94 et quelques autres vers 97 (Le jour viendra, la Révolution), il n'a cessé de rouler sa bosse musicale. C'est ainsi que du haut de ses 28 ans, il a à son actif, outre l'écriture pour Keren Ann et Salvador, maintes réalisations et arrangements pour son vieux pote, Hubert Mounier alias le Cleet Boris de l'Affaire Louis Trio, pour Ol ou Isabelle Boulay. Et mieux encore, il vient d’achever son travail sur l'album de Jane Birkin et l'on murmure dans le Paris estival qu'il se consacrerait bientôt à celui de Françoise Hardy. Serait-ce donc possible de succéder à Gainsbourg ?
Soucieux du détail et de l'excellence, Benjamin Biolay a aussi planché sur son site internet, espace sans aucune gémellité avec le disque : "Moi, j'abhorre le marketing. Je ne voulais pas que le site soit fait pour acheter quoi que ce soit, je voulais un genre de vitrine. L'apparence est évolutive mais en aucun cas, on ouvrira et on tombera sur les deux chaussures (de la pochette, ndlr). C'est vraiment volontaire. Je voulais que ce soit un objet à part. Le site est plus explicatif sur les chansons et moi. Internet est un média tellement génial, tellement vaste où on peut faire tellement de choses. Au contraire, je voulais que le disque reste un disque."
Si la navigation du site est un peu nébuleuse, le parcours du musicien est celui d'un homme précis et volontaire en dépit d'une certaine nonchalance. La scène ? Il l'évoque comme une étape secondaire : "Ce n'est pas ma priorité. Je préfère le studio. Mais, si jamais j'ai la chance de rencontrer un public, ça me paraîtrait normal de leur donner une lecture différente des titres." Indéniablement, que ce soit dans le comportement ou dans le travail, il y a de l'élégance chez Benjamin Biolay. Le signe d'un grand ?