"Higelin 75", le disque libre et fou d’Higelin
Avec Higelin 75, son dix-huitième disque, Jacques Higelin délivre une œuvre hors carcan, éminemment poétique et salutaire. Écoute.
Autour de son dernier disque, Higelin 75, le 18e de sa carrière, le grand Jacques, 75 printemps, fait vœu de silence, et accorde son unique interview au magazine Télérama (du 28 septembre dernier). Dans les pages de l’hebdomadaire culturel, le poète imprévisible, atypique, lyrique, flamboyant, rouspète avec tendresse : "Des questions, des questions… Mais je n’ai plus envie de répondre. C’est drôle, d’ailleurs, moi qui ai tellement parlé ! Parfois trop. En concert, dans les médias, dans la vie. C’est peut-être pour cela que je n’en ressens plus le besoin. J’arrive à un moment où je préfère écouter (…)".
Il faut alors emprunter ses pistes, se lover au cœur de ses mots, s’envelopper de ses musiques tentaculaires, pour saisir, parmi les bouquets de notes, d’harmonies anarchiques, étoilées, ses discours, ses émotions, ses coups de griffes, de gueule. Dans le truculent Habla Quoi ? ("Ma tête est malade/Parle à mon cul", répète-t-il en sale gosse ivre de joie), il décrit ce monde par-delà la parole : "Parler quoi/ Parler mondial/ Parler musique/ Par les gestes/Par la danse, par le chant/ Parler avec les mains/ Parler avec les pieds/ parler avec les yeux".
Plus que sur ses précédents disques, peut-être, l’immense Higelin s’empare ici de l’espace, dans l’épure, dans la démesure, détruit les murs, crève les plafonds, livre de lui-même un portrait éclaté, un puzzle fou, tissé d’éclats testamentaires, pourtant si plein de sève, si plein de vie(s).
Au sein de cette déflagration sonore et poétique, de ce voyage lancé à toute berzingue, brillent des chansons simples, proches des formats usuels. Citons ainsi l’ouverture, printanière et folle d’amour, Elle est si touchante, élégante aux mots précieux, dédiée à celle qu’il adore, sa fille Izïa ; la balade country, râpeuse, savoureuse, Lonesome Bad Boy ; ou encore la minimaliste et rugueuse J’fume, "dernière taff de provoc’".
L’explosion des formats
Et puis, il y a ces folles cavalcades de ferraille, cette épopée techno-industrielle, qui crache, qui craque, qui claque, sa création en allitération sur rythmes impétueux, cette loco sauvage (Loco Loco), qui charrie les drames de l’humanité. Il y a surtout ces titres qui explosent les carcans, entre scansion poétique, vers épique, musique improvisée, entre corps et esprit.
L’Emploi du temps, poème métaphysique mis en musique, apparaît ainsi comme la plus belle œuvre du disque : dans un bouillonnement du langage précis, il égrène les secondes, les battements de cœur, le temps qui file, son corps-à-corps avec les femmes, la jouissance et la musique ; dans ce témoignage, il décrit aussi ses exigences intemporelles, d’un "art de vivre", d’un "art d’aimer".
Le disque – 58 minutes foisonnantes, rugissantes, essentielles, réalisées par Edith Fambuena, Rodolphe Burger et Mahut –, en écho à son recueil de textes inédits, Flâner entre les intervalles (Pauvert), qui sort simultanément, s’achève sur une chanson scandée, récitée, en équilibre sur les rythmes, d’une durée de 21 minutes. Dans À feu et à sang, le baladin alchimique délivre, sur des formules de berimbau, un texte hypnotique, psychédélique, en forme de combat amoureux, des vociférations aux murmures, de la violence à la caresse : un voyage que l’on suit derrière lui "le feu aux joues, le diable au corps, la rage au cœur, la peur au ventre". Dans ce disque d’une extrême liberté, qui rappelle ses ouvrages signés chez Saravah dans les années 1970, ou encore le disque BBH 75, Higelin s’affranchit des règles, jette les sortilèges d’une musique cathartique, de textes qui le dépassent, forge des œuvres de transe, qui aspirent l’auditeur dans une cérémonie jubilatoire, une spirale sonore, le tourbillon d’un perpétuel présent.
"Le monde est fou", chante-t-il aussi, dans l’un de ses titres, aux allures de carnaval. Avec Higelin, il l’est assurément, autant que sage, pertinent et lumineux. En chantant, en sifflotant, on suit ses pistes, le cœur gonflé d’émotions.
Jacques Higelin Higelin 75 (Jive Epic) 2016
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