Kent, la bonne alliance

Kent. © Franck Loriou

Après un album et une tournée piano-voix, l'ex-leader punk de Startshooter rebranche l'électricité et prouve que sa belle longévité n'a rien d'usurpé. La grande illusion, le dix-huitième album solo de Kent, concocté en collaboration avec Tahiti Boy, célèbre avec élégance les noces de la chanson et du pop-rock.

RFI Musique : Avez-vous parfois l'impression d'avoir tout dit ?
Kent : Je ne suis pas certain qu'on attende que Kent fasse des chansons. Donc il faut quand même prouver que ça en vaut la peine, pour moi et le public. Il y a derrière moi facilement 300 chansons écrites, il n'y a plus l'innocence des débuts où on croit inventer quelque chose, alors qu'on invente rien. Je me suis rendu compte que quoi que je fasse, les mêmes obsessions revenaient en permanence. Le mieux est de partir de mots, de sensations, d'agencements. Une bonne phrase peut entraîner d'autres mots.

Et les rencontres aussi, comme celle ici de Tahiti Boy ?
Sur la tournée piano-voix avec Marc Haussmann, on jouait quelques nouvelles chansons sur scène. On avait commencé à les maquetter, mais je n'étais pas vraiment satisfait. Lors d'un concert au 104 à Paris en juillet 2015, qui correspondait à la sortie de mon intégrale studio, j'ai voulu marquer le coup en jouant Tous les hommes en piano-voix et Métropolitain. Pour ce dernier, j'ai voulu m'acoquiner avec des musiciens électros d'aujourd'hui. Deux copains qui ne se connaissaient pas m'ont parlé de Tahiti Boy. Je suis allé écouter son travail et sa palette assez large m'a beaucoup plu. Il est donc venu faire ce concert et suite à ça, je lui ai demandé de faire le disque avec moi. Je lui ai dit : "Tu as vu le concert de ce soir, la partie chanson et la partie plus catchy ? Le challenge, c'est que les deux collent".

Pourquoi ce trait d'union maintenant ?
Parce que ce concert et cette rencontre ont eu lieu. Parce que j'avais un besoin de rythmique. Cela faisait sept, huit ans que je tournais, soit avec deux guitares sur scène, soit en piano-voix. Je n'avais pas de basse-batterie et cela me manquait. Au moment de donner la direction musicale, certaines chansons ont été éliminées et d'autres sont nées.

Le fait de sauter d'un style à un autre n'a-t-il pas brouillé votre image ?
Pour les médias, apparemment. Même pour faire des concerts et des tournées, le circuit est différent. Pourtant, c'est la même personne qui monte sur scène, on connaît son potentiel. Mais si c'est piano-voix, je vais me trouver dans les théâtres et puis si c'est du rock, je vais faire les SMAC*. Cela me mine un peu qu'on catégorise à ce point. Surtout on applique ça pour les Français, on ne ferait pas ça pour les Anglo-Saxons. Si Nick Cave décide de faire demain une tournée rock, on ne va pas lui interdire le circuit rock.

"Des évasions envisagées/ En quête d'identité", chantez-vous dans le morceau d'ouverture Éparpillé...
Effectivement, c'est ce que je suis dans le regard des autres, les différentes descriptions que je peux entendre de moi. Elles ne sont pas fausses, mais incomplètes. Cela vient aussi de soi-même : on ne va pas se comporter de la même manière avec sa mère qu'avec sa fiancée ou son pote. Cette chanson est venue aussi suite à un constat après des enterrements. Lorsqu'on se retrouve et que chacun parle, on découvre des choses sur le défunt.

Dans L'heure des adieux, il est question de votre propre cérémonie...
Au lieu de l'écrire sur un testament, au moins c'est dans une chanson (rires). Je dis comment je voudrais que ça se passe avec ce j'ai en tête actuellement. Je ne suis plus croyant, par exemple, mais je n'ose pas penser qu'il n'y a rien après la mort.

Vous pensez à la Grande Faucheuse ?
Bien sûr. C'est quelque chose qui m'est arrivé après 40 ans. J'ai connu des angoisses nocturnes terribles. Cela se calme un peu, mais elles sont toujours là. Les premières fois, c'était très surprenant, un peu comme si on appréhendait le néant réellement. Il a fallu maîtriser et dompter ça. 

Avec Un revenant, vous évoquez les attentats à travers le regard d'un survivant. Avez-vous hésité à aborder le sujet ?
Quand c'est arrivé, je me suis dit que c'était "téléphoné" de faire une chanson là-dessus, mais, en même temps, si je n'en fais pas, on va penser que je suis totalement indifférent. Je me suis aperçu que c'était toujours le même point de vue. Le déclencheur, c'est Philippe Lançon, le journaliste qui écrit dans Charlie-Hebdo. Ses chroniques sont exceptionnelles, il a une écriture incroyable. Il s'est ramassé une balle dans la tronche. Très vite, il est revenu écrire à Charlie. Il raconte sa survie et sa reconstruction avec un ton épatant, sans haine ni rien. Je me suis dit qu'avec les attentats, on parle des morts, mais rarement de ceux qui ont survécu et qui sont obligés de se reconstruire avec ça. Quand il se regarde dans le miroir, ce n'est plus la même personne physiquement et mentalement.

Chagrin d'honneur, c'est votre obsession pour les seconds couteaux, les gens en difficulté ?
Je ne me suis jamais coupé de ça, je fréquente toujours ces gens-là. J'avais vraiment envie de faire une chanson sur le burn-out. J'ai des amis qui sont dans cette situation et cela me touche beaucoup plus que mon nombril. Au nom de l'économie et du marché, on traite souvent les gens comme des "merdes". C'est assez affolant. Moi, je mesure ma chance tous les jours. Je fais un métier privilégié dans lequel je m'organise à ma guise, je mène ma vie comme je veux. La pression, c'est moi qui me la donne, pas quelqu'un d'autre. Cela change tout, car je suis atterré par ce que vivent les gens dans le travail. Je connais à travers Facebook une femme qui est en train d'écrire un blog sur sa vie de chômeuse depuis des mois. Comme elle va faire un bouquin, elle m'a demandé de faire la couverture. Je suis ravi de servir à ça.

Quand on vous voit aujourd'hui, difficile d'imaginer le jeune punk arrogant des débuts...
Je ne suis pas un cas à part. Je crois qu'on est beaucoup à avoir eu une jeunesse agitée, puis à s'être calmé. Il s'est passé 20 ans entre le premier 45 tours de Starshooter et Juste quelqu'un de bien (chanson écrite pour Enzo Enzo, NDLR). Si on n'est pas enfermé dans quelque chose de monomaniaque et qu'on est ouvert aux autres, on tire des leçons. J'ai fait mes 400 coups, je prenais le contre-pied de tout. Comme tout le monde fumait ou se droguait, je voulais faire l'inverse. Ce qui m'a permis d'éviter les addictions. Mes excès étaient plutôt dans les rapports humains. Sur scène, j'étais provocateur, j'étais prêt à insulter le public quand il ne bougeait pas et à me battre avec les gens. Avec du recul, j'avais besoin de reconnaissance et d'être aimé.

* SMAC : Scène de Musique ACtuelles

Kent La grande illusion (At(h)ome / Wagram) 2017

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