Disparition de Jacques Higelin

Jacques Higelin à la Philharmonie de Paris en 2015. © RFI/Edmond Sadaka

À 77 ans, Jacques Higelin vient de s’éteindre. Avec sa disparition, la chanson française perd un phare, un repère. Lui pourtant ne se souciait guère de ce genre de considération, artiste libre, insoumis, qui a tracé son parcours à l’instinct. Trublion de la scène underground dans les années 60, star du rock français ensuite, avant de devenir cet éternel adolescent à la crinière d’argent, sa carrière fut à la fois singulière et exemplaire dans la musique hexagonale.

Sous ses airs de Pierrot lunaire, Jacques Higelin a nourri très tôt son sens artistique. Enfant, dans les années 40, son père lui fait écouter Maurice Chevalier et Charles Trenet. Des deux, c’est le second qu’il préfère, pour son swing. D’ailleurs très vite, le jazz devient sa passion. Des heures durant, il écoute dans sa chambre les disques de Duke Ellington, Sidney Bechet, Miles Davis… une musique libre qui lui ouvre le champ des possibles. Il quitte l’école à 14 ans pour se consacrer au chant et au spectacle, joue dans des comédies musicales, des films et prend des cours de théâtre.

L’avant-garde

Dans les années 60, Jacques Higelin développe son univers poétique sur les scènes des cafés théâtres, aux côtés d’artistes d’avant-garde. Cette période à la créativité débridée est marquée par sa rencontre avec Brigitte Fontaine. Ensemble, et avec le comédien Rufus, ils créent des spectacles déjantés entre théâtre, chanson et improvisation, bientôt rejoints par Areski Belkacem, qu’Higelin a rencontré durant son service militaire en Algérie.

Ils commencent à se faire repérer à cette époque-là et en 1965, le producteur Jacques Canetti propose à Brigitte et Jacques d’enregistrer des chansons de Boris Vian pour une anthologie consacrée au poète. Ces années-là sont aussi celles de leur travail avec le label Saravah, créé par Pierre Barouh, pour lequel Higelin enregistre son premier album, avec Areski. Rebelle et libertaire, la parole libre de Jacques Higelin trouve un terrain d’expression favorable dans cette époque secouée par les événements de mai 68.

Au-delà de la scène underground, Higelin s’affranchit des castes, des étiquettes et suit ses envies. Au début des années 70, quelques années avant l’émergence de la scène rock française (Bijou, Téléphone, Bashung…), il se mue en rockeur, sans rien abandonner de sa force poétique et de ses engagements politiques et sociaux.

Ses albums BBH 75 (1974), Irradié (1976), Alertez les bébés (1976, prix de l’Académie Charles-Cros) et No Man’s Land (1978) lui apportent une reconnaissance plus large, autant que ses prestations scéniques, quasi fusionnelles avec le public. Ses concerts sont des spectacles à l’intensité unique, car sa liberté se trouve là aussi, sur scène, ses expériences de théâtre et d’impro lui ayant permis de briser les chaînes des conformismes. En 1979, ses albums Champagne pour tout le monde et Caviar pour les autres, sortis simultanément, enfoncent le clou et l’imposent comme un artiste phare.

Un homme de rencontres

La décennie 80 est ponctuée de nouvelles rencontres qui enrichissent encore son univers. À travers ses tournées africaines par exemple, il se lie avec plusieurs artistes comme Dudu N’Diaye Rose ou encore Youssou N’Dour et Mory Kanté. Il est d’ailleurs l’un des premiers à inviter ces derniers à se produire en France, lors de ses concerts à Bercy en 1985, ce qui lance leur carrière européenne.

Produit par Jacno, son album Tombé du ciel et son tube éponyme en 1988 sont un nouveau grand succès - le disque est certifié platine. Mais les années suivantes s’avèrent plus sombres artistiquement, moins inspirées. De son propre aveu, les albums Aux héros de la voltige (1994) ou Paradis Païen (1998) sont les moins aboutis de sa carrière. À cette époque, il est aussi remercié par sa maison de disque. De cette période trouble va surgir sa renaissance, lorsque Jacques Higelin puise aux sources en revisitant le répertoire de Charles Trenet. Ce travail, qui donne lieu à la tournée Higelin enchante Trenet, en 2004, permet à cet autre "fou chantant" de faire le tri dans ses idées et de retrouver l’envie.

Apaisé, ce retour est nourri par une autre rencontre importante, celle avec Rodolphe Burger. L’univers des deux musiciens s’accorde bien et Higelin s’installe dans la ferme studio de Burger, dans la campagne alsacienne, pour l’enregistrement des albums Amor Doloroso (2006) et Coup de foudre (2010). Cette mise au vert et ce travail dans une ambiance presque familiale conviennent bien à Higelin, qui reconnaissait se sentir parfois étriqué dans les studios d’enregistrement aseptisés.

À l’occasion de ses cinquante ans de carrière, en 2015, Jacques Higelin faisait le point sur son parcours dans l’autobiographie Je vis pas ma vie, je la rêve (écrit avec la journaliste Valérie Lehoux, aux éditions Fayard). Dans les dernières années, il n’était pas rare de le voir sur scène rejoint par deux de ses enfants, Arthur H et Izia. Deux musiciens à qui il aura transmis le flambeau de l’artiste libre qu’il était.