Fredda: les onze haïkus de Tucson
"Pascal !/ Je suis ta conscience – Ça alors !" : Nous étions en 2001 et c’était la première fois que l’on entendait la voix cristalline de Frédérique Dastrevigne, dite Fredda, sur le premier succès de son compagnon, Pascal Parisot. Belle chanson piquante. Bel album, Rumba. Depuis, Fredda en a publié cinq sous son nom. Le tout dernier, Land, nous emmène en voyage vers un Sud des États-Unis fantasmé, entre Texas, Mexique et Arizona.
RFI Musique : Vous avez depuis longtemps un tropisme étatsunien…
Fredda : Depuis toute petite, j’ai un goût de l’errance, des départs : je ne suis pas une bonne arrivante. Ce goût du voyage est présent depuis le début dans ce que j’écris. C’est aussi par mon histoire familiale que je suis américanophile : un arrière-grand-père qui a émigré en Californie. Sur ce cinquième album, pourtant, c’est au son que mon tropisme américain est le plus lié. Un son que je cherchais depuis des années. Celui de Tucson.
Cet arrière-grand-père émigré, c’est en son honneur que vous avez écrit Au grand tomple, titre mystérieux et attachant ?
Oui ! Le grand tomple signifie "la grande mare" en patois des Hautes-Alpes : il désignait l’océan Atlantique… Cinq mille bergers du Champsaur sont partis aux Etats-Unis après l’ouverture d’Ellis Island, en 1892. J’ai appris par une étude généalogique que mon arrière-grand-père était parti pendant vingt ans dans ce pays. Il y a cultivé des terres et a été naturalisé américain : de Dastrevigne, son nom est devenu Veen… Dans cette chanson, j’ai voulu parler de l’histoire de ce doux berger.
C’est aussi un écho à une autre aventure, à un autre voyage, celui des gens qui traversent l’Europe : les migrants. Au grand tomple est une sorte d’engagement métaphorique… (Rires.)
Dans ce Grand tomple comme dans d’autres titres, on sent quelque chose de Jean-Louis Murat, pas seulement dans ses expériences avec Calexico… Un hasard ?
À priori, il n’y a pas de rapport, mais Murat est quelqu’un qui m’inspire. Profondément. Son album de 2014, Babel, m’a beaucoup impressionnée. Surtout son morceau La Chèvre alpestre, avec ce type qui pleure la perte de sa chèvre… Jean-Louis Murat a une écriture de la nature spontanée : c’est peut-être ce que je partage avec lui.
Avec Sur la lande, Ma rivière ou encore Elle part, l’histoire de votre famille et la nature sont les deux inspirations fortes de Land… En harmonie avec la couleur country "Americana" de vos arrangements…
Le goût de la nature vient de mon enfance : je suis passée sans transition de Saint-Dié, dans les Vosges, à Marseille. J’ai été plongée dans ces deux villes. J’ai ainsi, très tôt, été confrontée à deux paysages forts : la forêt d’un côté, la mer de l’autre. Et, toujours, les roches… La nature a une grande importance sur mon humeur, donc sur mon inspiration. Cet album se passe soigneusement au bord des villes. Il y a aussi une empreinte autobiographique dans mes chansons. C’est une donnée. J’ai adoré les premiers chanteurs qui ont osé parler d’eux, comme Leonard Cohen… Encore en 2014 quand il parle de sa vieillesse dans Slow… Et en France, bien sûr, c’était Gainsbourg.
Neige rose et Le gardien des fleurs , avec leurs tempos moyens et leurs atmosphères country, accrochent l’attention, aussi…
J’avais écrit Neige rose, à l’origine, pour une autre chanteuse, sur une musique plus variété. Le nom "Neige Rose" est la traduction de "Youki", le surnom que le peintre Foujita donnait à sa petite fiancée… Pour moi, c’est une chanson sur l’attente et sur l’envie d’un changement profond. D’une quête intérieure. Le gardien des fleurs est un duo avec Pascal : il s’est si souvent servi de ma voix pour ses chansons que j’avais à mon tour envie de l’inviter, de le faire chanter sur mes mots, de le diriger (rires). Ce gardien est un personnage de poésies japonaises : celui qui gardait les fleurs des cerisiers au printemps.
Vous disiez dans une interview à RFI Musique en août 2014 : "J’aborde la chanson de manière picturale depuis toujours, comme des clichés, des photographies musicales." Nous ne sommes pas loin du haïku…
Dans cet album, il y a du carnet de voyage… Et une autre source, finalement proche : les haïkus de Bashô. Au XVIIème siècle, il sillonnait les campagnes, les villes. Il prenait des notes rapides et spontanées et en faisait des poèmes… La technique du haïku peut structurer un départ d’écriture. C’est ainsi que j’ai repris, dans Land, pas mal de choses de mes carnets de voyage en Inde. J’ai écrit quand j’en avais envie, sans souci de thématique. L’unité s’est faite ensuite, par la musique et le mixage, que j’ai confié à Jim Waters (NDLR : The Jon Spencer Blues Explosion, The Little Rabbits…), dans ses studios de Tucson.
Influence du haïku ? Vos textes semblent plus cryptés que dans vos quatre premiers albums. Matins maquillés, par exemple…
Effectivement, Matins n’est pas un premier jet. J’y parle de l’urgence de l’actualité, qui tournait en boucle après les attentats. J’en ai été étouffée, complètement. Je l’ai caché par l’abstraction. Il reste le mot "traces", il est important. Ça laisse des traces, ce type d’événements.
Fredda Land (03h50/ L’Autre Distribution) 2017
Fredda en concert au Petit Bain, Paris 13ème, le 24 juin 2017 dans le cadre du festival Walden