Pierre Lapointe, la tradition et son contraire

Le musicien québécois Pierre Lapointe. © John Londono

Plus de 10 ans après l’inaugural La Forêt des mal-aimés, le Québécois Pierre Lapointe continue de repousser les limites de la chanson avec La Science du cœur, sorte de pont musical entre Leo Ferré et Steve Reich, d’une précision chirurgicale sur les aléas de l’amour et les dérives narcissiques de notre époque. Explications.

Nous avions laissé Pierre Lapointe au sortir de la tournée Paris Tristesse, recueil mélancolique piano-voix de tout ce que l’artiste montréalais comptait de ballades douces-amères depuis ses débuts tonitruants au milieu des années 2000. Changement de décor avec La Science du cœur. Le cadre intimiste a laissé place à une certaine grandeur orchestrale et les textes se sont enrichis d’une observation sociale sans concession sur ses contemporains.

"Tu détestes ta jeunesse", phrase inaugurale de la chanson-titre, donne le ton d’un album jouant malicieusement de la confusion entre regard sur soi et regard sur autrui. "J’aime semer la confusion entre moi, le narrateur, et celui qui écoute. Je trouve que cela interpelle, incite à la remise en question, explique Pierre Lapointe. À l’époque de la Forêt des mal-aimés, je jouais un peu sur le registre de la poésie vaporeuse. Je proposais des émotions, mais ne voulais pas dicter aux gens quoi penser. Je m’étais toujours dit que j’allais un jour tomber dans un réalisme plus cru, et trouver cette zone grise entre réel et fantasmé."

"Chaque chanson comme une affiche"

Ivresse de la rencontre amoureuse, déclarations enflammées (Mon prince charmant), passions sans lendemain et fin des sentiments (Un cœur), le chanteur québécois ausculte la passion amoureuse sans jamais tomber dans le pathos ni verser dans le cynisme, avec concision et sens de l’image qui frappe. "Mon métier, c’est de prendre une histoire et de la résumer en deux minutes, pour garder constamment l’attention des gens, explique-t-il. Je me conçois un peu comme un publicitaire. Que chaque chanson soit comme une affiche, que le logo se détache !"

En parallèle, Pierre Lapointe sait aussi se faire critique social. Dans Sais-tu vraiment qui tu es, le chanteur s’attaque avec brio au narcissisme contemporain, à l’heure des réseaux sociaux dominants. "Ton image est ton linceul", lance-t-il avec ce sens de la formule qui le caractérise. "Quand je marche à Paris, quatre personnes sur cinq regardent leur téléphone dans la rue. C’est une addiction grave, ce que j’appelle l’auto-félicitation d’exister, une façon maladive d’archiver son quotidien. Lorsque je parle du Grand Frère, c’est bien sûr en référence à Big Brother. Nous passons notre temps à nous mettre en scène sur les réseaux sociaux, sans que personne ne remette cela en question, ce que je trouve le plus grave… "

Chanson traditionnelle et musique contemporaine

Sur le plan musical, Pierre Lapointe s’essaie à une expérience nouvelle. La rencontre entre la chanson française traditionnelle et la musique contemporaine orchestrale. Deux univers naturels pour le chanteur québécois. "Je suis un enfant de Barbara et Léo Ferré, mais je suis fasciné depuis très longtemps aussi par le travail de Philip Glass ou Steve Reich."

Le projet d’hybridation prend forme lorsque l’artiste rencontre David-François Moreau, compositeur et arrangeur pour la chanson (Cali, Bruel) mais aussi pour la danse contemporaine (Thomas Lebrun) et les musiques de film. "Il m’avait été recommandé par mon ami Albin de la Simone, explique-t-il. Nous avons beaucoup sympathisé au cours d’un dîner et j’ai vu les connaissances et le talent musical complètement fou du personnage. Au retour d’une tournée au Japon, je l’ai embarqué avec moi pour l’enregistrement de l’album !"

Leur collaboration devient un laboratoire d’où émergent des pulsations répétitives et étranges (les vibraphones de Un Cœur), des saillies de cuivres (Mon Prince Charmant) ou des arrangements de cordes et vents ciselés (Comme un soleil). "Nous voulions un mélange entre la forme chanson et quelque chose d’un peu plus grandiose, recherché, explique-t-il. Je reproche parfois au genre chanson d’être un peu trop convenu."

Entre deux extrêmes

Au milieu de références à David Hockney ou à Bowie, l’identité singulière de Pierre Lapointe se fait jour : à égale distance entre l’avant-garde artistique et la tradition. "J’ai été à une époque coach pour La Voix (The Voice québécois, ndlr), et en même temps porte-parole pour le pavillon des Arts du Québec, avec de nombreux artistes contemporains. Je suis confortable dans ces deux extrêmes-là, en même temps." Reste à savoir désormais si la France est prête à accueillir avec autant d’enthousiasme une telle contradiction. C’est tout le mal que l’on souhaite à cet artiste d’exception.

Pierre Lapointe La Science du Cœur (Columbia Records) 2017

Site officiel de Pierre Lapointe
Page Facebook de Pierre Lapointe