Johnny Hallyday, une légende française
Il fut beaucoup plus qu’un ancien chanteur yé-yé ayant traversé un demi-siècle de culture populaire : Johnny Hallyday avait fini par incarner un certain état de la société, entre modernité "américaine" et valeurs rassurantes de la chanson française. Il est mort cette nuit à l'âge de 74 ans, succombant à un cancer du poumon.
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Johnny Hallyday a bouclé sa tournée. Elle aura duré presque 60 ans. 60 ans passés en studio d’enregistrement, en interviews, en concerts, sur les routes et sur scène. Fin juin 2017, c’est avec ses compères Jacques Dutronc et Eddy Mitchell qu’il s'est retrouvé une nouvelle fois face au public. "Les Vieilles Canailles" voulaient défier le temps qui passe. Et le cancer. Johnny était malade mais il a assuré jusqu’au bout le show, avec une puissance vocale inaltérée. Un dernier petit tour et puis s’en va.
En 2003, alors que Johnny Hallyday fête ses soixante ans au Parc des Princes, le prestigieux New York Times envoie un journaliste se mêler à la foule pour essayer de comprendre un phénomène que les Américains (quand ils en ont entendu parler) ont de grandes difficultés à comprendre. Le reporter américain fait tomber son verdict : "Alors que des millions d’Américains ont grandi en imitant Elvis ou James Dean, des millions de Français ont grandi en imitant l’interprétation par M. Hallyday d’Elvis ou James Dean. Beaucoup a été perdu à la traduction, mais cela importe peu aux Français."
Il est vrai que les Français n’ont jamais vénéré une star américaine comme ils ont aimé – et aimeront longtemps encore – Johnny. Ils ont aimé Johnny comme s’il était français, et non comme s’il était américain. Pourtant, le déclic qui amène Johnny Hallyday à la gloire est diablement américain. À l’automne 1957, il voit Amour frénétique, version française du film Loving You, avec Elvis Presley. À la sortie du cinéma, il sait qu’il jouera du rock’n’roll. Il n’est pas le seul : à Nice, Hervé Forneri décide de prendre le nom du héros d’Amour frénétique, mais en changeant l’orthographe de son prénom, et il deviendra Dick Rivers.
La France moderne
La fiction d’un Johnny ayant connu le Far West et ses ranches lors d’une enfance américaine ne tiendra pas au-delà de la promotion de son premier 45 tours. Jamais on n’essaiera de croire qu’il soit autre chose que français (même au moment de ridicules spéculations sur une naturalisation belge en 2005-2006). Et c’est justement ce qui en fait un personnage unique dans l’histoire de notre musique populaire : avec Johnny Hallyday, la France s’est intégrée aux standards de la culture dominante en Occident ; autrement dit, elle s’est modernisée.
Le jeune homme qui se roule par terre en chantant ses quatre chansons en première partie de Raymond Devos en 1960 (au premier rang, Henri Salvador lance : "Sortez-le ! C’est affreux ! Quel guignol !") apporte dans le music-hall français une énergie, une urgence, un engagement que l’on ne connait que sur les 45 tours de rock’n’roll américain qui, alors, ne sont diffusés qu’au compte-goutte.
Mais la société française est une société sans high schools, sans Harley-Davidson, sans drugstores, sans rien qui ressemble vraiment aux États-Unis. D’ailleurs, ce 20 septembre 1960, Maurice Chevalier en personne vient féliciter le jeune Johnny Hallyday dans sa loge : quarante ans plus tôt, lui aussi avait été accusé de singer les Américains, de brader la grandeur de la chanson française, de se précipiter sans réfléchir dans les séductions les plus vaines de la mode…
Toujours dans l'actualité
Le génie de Johnny Hallyday sera de ne pas rester là, ne pas être seulement un passeur de rock’n’roll, puis de twist, puis de mashed potatoes, de ne pas s’attarder à une identité, à une fidélité, à une seule ligne. Alors que tous ses confrères de la génération yé-yé connaitront des fins de carrière anticipées ou de plus ou moins longues traversées du désert, il parviendra à rester le même sans faire de surplace. Ainsi, il ne désertera jamais longtemps la scène ou les studios, ne s’absentera jamais plus d’une saison de l’actualité, jouant dès le milieu des années 60 d’une dialectique constante d’innovation et de retour aux sources.
Pendant des décennies, en effet, ce sera Johnny qui démodera Johnny, Johnny qui actualisera Johnny, Johnny qui répondra à Johnny. Il s’invente des défis toujours plus fous (Palais des Sports, cinéma, Parc des Princes, Las Vegas, Stade de France, Tour Eiffel…), il est à la fois rocker et chanteur de variétés, il alterne les virages artistiques inattendus et les références à ses racines américaines (blues, rock ou country, celles-ci sont perpétuellement réévaluées)…
On le voit à Nashville avec des musiciens américains, à Las Vegas avec des spectateurs français, chanter un Jésus-Christ hippie dans les mots de Philippe Labro, faire appel à Françoise Sagan et Miossec pour le même album, se faire écrire des autoportraits à chaque album…
Indispensable
D’ailleurs, ce sont les périodes dans lesquelles son public est le plus inquiet qui lui sont les plus propices. À l’aube des années 60 (on l’a vraiment oublié, aujourd’hui), les adolescents vivent avec la menace, et souvent la réalité, du départ pour la guerre d’Algérie, avec ses horreurs et ses dangers. À la fin des années 90, la France des adultes actifs enchaîne les angoisses : le bug de l’an 2000, la situation économique toujours pire, le 11 septembre et l’enchainement de terreurs dans lesquelles il plonge l’Occident.
Dans ces moments-là, Johnny est indispensable, avec son mélange de révolte et d’innocuité, avec sa grosse voix et ses messages transparents, avec ses poses de rebelle et sa pratique consensuelle. Il donne le sentiment d’une puissance rassurante, qui renvoie à des fondamentaux qui ne heurtent plus personne depuis belle lurette – la liberté du biker, la solitude du chanteur, le lien indispensable entre l’artiste et son public. Il bouleverse, mais ne chamboule rien, il crie, mais ne dit pas grand-chose. C’est de cette inflation de signes rassurants que l’on se repaît, de cette surdose de signifié que l’on est comblé.
Voilà pourquoi ces 80 millions de disques vendus (tous supports confondus), ces 900 chansons, ces presque 30 millions de spectateurs en concert, c’est plus qu’une légende de la chanson. C’est de la sociologie, c’est de l’histoire.