Les dix voix de Mai 68
Qu’ils soient au cœur de la révolte ou en soient spectateurs, qu’ils écrivent en direct ou quelques mois plus tard, qu’ils soient familiers à tous les francophones ou qu’ils soient tombés dans l’oubli, qu’ils aient alors seize ans ou cinquante-deux ans, ces dix artistes et groupes ont répercuté ou prolongé les mots, les slogans et le vertige de Mai 68.
Julien Clerc et La Cavalerie
Le jeudi 9 mai 1968, les disquaires placent dans leurs rayons les nouveaux 45 tours de la semaine. Parmi ceux-ci, le premier disque de Julien Clerc : "Quand je vois les motos sauvages/Qui traversent nos village/Venues de Californie/De Flandres ou bien de Paris/Quand je vois filer les bolides/Les cuirs fauves et les cuivres/Qui traversent le pays/Dans le métal et le bruit/Moi je pense à la cavalerie".
Mais cette Cavalerie ne va pas parader comme prévu : les émissions de radio auxquelles doit participer le jeune chanteur sont annulées en raison des évènements qui mobilisent l’antenne. Cependant, la grève de l’ORTF et ses programmes ininterrompus de musique vont lui donner une visibilité paradoxalement inattendue. Et c’est le début d’une carrière…
Son parolier, Étienne Roda-Gil, a l’esprit ailleurs puisqu’il va combattre avec d’autres militants anarchistes sur les barricades du Quartier latin. Mais il a écrit des vers prophétiques à la fin de La Cavalerie : "Et j'abolirai l'ennui/Dans une nouvelle chevalerie".
Évariste et La Révolution
À la Sorbonne, le Comité révolutionnaire d’agitation culturelle mobilise pour créer des textes de théâtre ou des chansons afin de soutenir le mouvement qui doit abattre l’ordre ancien. Parmi ses militants, Joël Sternheimer, chercheur en mathématique et en physique de vingt-cinq ans qui a profité du succès d’Antoine pour signer un contrat discographique. Sous le pseudonyme d’Évariste, il a enregistré deux 45 tours farfelus avant que ne déferle Mai 68.
À la Sorbonne, il écrit La Révolution : "Le père Legrand dit à son p'tit gars/ - Mais enfin bon sang qu'est-ce qu'y a / Qu'est-ce que tu vas faire dans la rue fiston? / - J'vais aller faire la révolution / - Mais sapristi bon sang d'bon sang/J'te donne pourtant ben assez d'argent/ - Contre la société d'consommation / J'veux aller faire la révolution".
Disc’AZ, sa maison de disques, va soutenir discrètement Évariste, qui va sortir son 45 tours en autoproduction militante au cours de l’été, sous une pochette dessinée par Wolinski.
"Et j´ui ai dit : crève salope !"
Un gamin du XIVe arrondissement a eu seize ans le 11 mai, lendemain de la nuit des barricades. Il n’a aucune raison de rester au lycée Montaigne et il se mêle à la foule de la Sorbonne occupée. Il y rencontre Évariste et, en griffonnant au dos d’un tract, il écrit sa première " vraie" chanson : " Je v’nais de manifester au Quartier / J’arrive chez moi fatigué, épuisé / Mon père me dit : bonsoir fiston, comment ça va ? / J’ lui réponds : ta gueule sale con, ça t’regarde pas / Et j’ui ai dit : crève salope / Et j’ui ai dit : crève charogne / Et j’ui ai dit : crève poubelle / Vlan! Une beigne!".
Cette chanson va circuler dans les lycées et facultés parisiens pendant le mois de mai, mais la carrière de son auteur-compositeur ne commencera que quelques années plus tard, sous le nom de Renaud.
La métamorphose de Léo Ferré
Léo Ferré était considéré comme un chanteur révolté, mais Mai 68 survient alors que lui-même traverse une crise personnelle douloureuse : le 22 mars où tout commence à la faculté de Nanterre, il quitte son château de Pechrigal dans le Lot pour un concert en Normandie. Mais il ne rentrera pas chez lui. Il rompt avec Madeleine, sa femme, qui fait euthanasier plusieurs de leurs animaux, dont sa bienaimée chimpanzé Pépée.
Symboliquement, le soir qui précède la terrible "nuit des barricades", le vendredi 10 mai, il est l’affiche de la Mutualité, au cœur du Quartier latin, pour un gala au profit du journal anarchiste Le Monde libertaire. Ce soir-là, il chante pour une des premières fois Pépée, chanson de deuil, et Les Anarchistes, qui va devenir un hymne au cours des prochains mois et des prochaines années. À Quartier latin, Ils ont voté ou Ni Dieu ni maître, il va ajouter de nouvelles chansons dans les mois qui suivent : Comme une fille, La Révolution, L’Été 68, Paris je ne t’aime plus… À chaque concert, elles sont acclamées, applaudies, hachées de clameurs et de slogans…
Quinquagénaire, il devient une des idoles de cette jeunesse révoltée qui veut en découdre avec les CRS et changer le vieux monde. Un rôle de porte-drapeau qu’il tient en même temps qu’il signe des chansons immortelles comme Avec le temps ou C’est extra.
Un hymne de Claude Nougaro, Paris mai
" Mai, mai mai Paris, mai / Mai mai mai Paris" : c’est une danse, c’est une farandole, c’est une hypnose… Claude Nougaro célèbre Mai et sa furie, sa folie, ses espoirs, ses splendeurs, avec une chanson de presque six minutes, enregistrée dès l’automne 1968 et devenue la célébration la plus radiodiffusée des évènements.
Il est vrai que l’écriture du poète chanteur toulousain est d’une rare liberté – et donc d’une parfaite fidélité – pour dépeindre les semaines de vertige de la ville révolutionnaire… une fois qu’elles sont passées et que le "retour à la normale" a eu lieu : "Le casque des pavés ne bouge plus d'un cil/La Seine de nouveau ruisselle d'eau bénite/Le vent a dispersé les cendres de Bendit/Et chacun est rentré chez son automobile".
Cet hymne à Mai est posé sur un titre traditionnel antillais arrangé par son organiste martiniquais Eddy Louiss, qui l’avait sorti au printemps sur son propre album instrumental.
Aphrodite’s Child et le bonheur de l’été 68
Après la folie d’un printemps révolté, la France va se remettre, avec la pop cotonneuse d’un groupe grec, Aphrodite’s Child. Demis Roussos, Vangelis Papathanassiou et Lucas Sideras, déjà célèbres dans leur pays, étaient en route pour Londres, mais ils se sont arrêtés à Paris en attendant leur visa et ont enregistré Rain and Tears, juste avant le début de la grève générale, le 13 mai.
La mélodie est bâtie sur le Canon de Pachelbel, avec un texte en anglais de Boris Bergman (des années avant son compagnonnage avec Alain Bashung). Le 45 tours sort début juin et explose immédiatement dans les hit-parades, symbole à la fois du "retour à la normale" et du besoin de rêver encore… Ce sera le plus grand tube de l’été 1968, avant de devenir un des plus mémorables classiques de la décennie.
Mais beaucoup de témoins croient se souvenir de l’avoir entendu pendant les évènements de Mai 68. Peut-être une confusion avec un autre succès, celui des Irrésistibles, groupe formé par quatre Américains de Paris, dont My Year in a Day est effectivement très présent pendant le mois de mai. Avec son entrain pop et ses arrangements inspirés de la musique classique, cette chanson semble être le chainon manquant entre A Whiter Shade of Pale de Procol Harum en 1967 et Rain and Tears d’Aphrodite’s Child. Le compositeur de ce tube est promis à un bel avenir : il s’appelle William Sheller.
Lise Médini face aux Charognes
En Mai 68, l’occupation du théâtre de l’Odéon, des music-halls Bobino ou Pacra, les concerts donnés dans les usines ou les entreprises occupées voient souvent une petite brune enflammée au micro. Lise Médini, jusque là, était une artiste qui n’avait pas encore fait énormément parler d’elle…
Début 1969, elle sort un album dont la pochette explique : "Un mur de la faculté de Censier m'a soufflé un début de chanson : 'Charognes, vous voulez faire de la révolution un souvenir. Attendez et vous verrez bientôt...'"
Effectivement, Charognes va courir les milieux d’extrême gauche comme un hymne de rage et de rancune : "Charognes !/Vous voulez faire de la révolution un souvenir/Charognes !/Attendez, attendez et vous verrez bientôt/Vous verrez les soleils que nous ferons lever/Et nos soleils à nous seront porteurs de joie/Les vôtres n'ont brillé que sur Hiroshima".
Georges Moustaki et Le Temps de vivre
Le cinéaste Bernard Paul tourne son adaptation du roman Le Temps de vivre d’André Remacle peu après les "évènements". Pour cette histoire d’un maçon qui voit son couple se défaire parce qu’il travaille trop et perd de vue la vraie vie, le réalisateur demande une chanson à Georges Moustaki. Écrit à l’automne, le texte fait évidemment allusion au printemps : " Viens, écoute ces mots qui vibrent/Sur les murs du mois de mai/Ils nous disent la certitude/Que tout peut changer un jour".
Chanté par Hénia Ziv pour le film, Le Temps de vivre sort aussi, début 1969, sur l’album décisif de Georges Moustaki qui contient Le Métèque. Et Le Temps de vivre devient l’hymne des soixante-huitards d’après 68 : "Nous prendrons le temps de vivre/D'être libres, mon amour/Sans projets et sans habitudes/Nous pourrons rêver notre vie/Viens, je suis là, je n'attends que toi/Tout est possible, tout est permis".
Dominique Grange "engagée à perpétuité"
Dominique Grange a sorti quelques 45 tours de chanson poétique et collaboré avec Guy Béart pendant quelques années quand Mai 68 déferle. Elle est à la Sorbonne occupée et, de là, part chanter dans les usines puis, de ville en village en Provence et au festival d’Avignon, pendant tout l’été. Quand elle revient à Paris, elle se lance dans l’aventure des disques Expression Directe.
Elle y enregistre La Pègre, qui reprend les insultes adressées aux rebelles de Mai : "Nous sommes tous des Juifs allemands/Nous sommes des gauchistes/Des aventuristes/Marxistes, léninistes/Guévaristes ou trotskistes/Nous sommes des anars/Nous en avons marre/De voir vos flicards/Quadriller nos boulevards". Dans À bas l’état policier, elle reprend un motif musical tiré d’un chant de la SS, que les manifestants lançaient par dérision aux forces de l’ordre : "À bas l'état policier/À bas l'état policier/À bas/L'état/Policier"…
Dominique Grange commence sa vie d’"engagée à perpétuité", comme elle le dira plus tard. Fin 1969, Dominique Grange, devenue ouvrière en usine comme beaucoup de militants de la Gauche prolétarienne, enregistre Les Nouveaux Partisans. Ce sera l’hymne de l’organisation maoïste puis de tout le gauchisme des années 70 : "Nous sommes les nouveaux partisans/Francs-tireurs de la guerre de classes/Le camp de peuple est notre camp/Nous sommes les nouveaux partisans".
François Béranger reprend sa guitare
Pendant Mai 68 au Quartier latin, la chanson est une activité militante spontanée, même si elle n’est pas aussi historiquement créative que l’affiche, par exemple à l’Atelier populaire des Beaux-arts. Ainsi, un garçon de trente-et-un ans voit sur un trottoir des étudiants rédigeant collectivement une chanson en invitant les passants à la créativité et en écrivant le texte à la craie sur un mur avant de le faire chanter, aussitôt, à la foule.
De retour chez lui, cet homme va ressortir sa guitare et ses cahiers. Des années plus tôt, il avait quitté l’usine pour partir avec une troupe de théâtre amateur très engagée, qui chantait et jouait dans les hôpitaux ou les usines. Puis il était parti à la guerre d’Algérie et, à son retour, était devenu réalisateur à l’ORTF. Mais Mai 68 le rend à la chanson. François Béranger déposera ses premières chansons à la SACEM en janvier 1970 puis deviendra une des voix les plus fortes de la chanson contestataire des années qui suivent.