Jeanne Cherhal, en quarantaine épanouie
Avec L’an 40, Jeanne Cherhal dresse une sorte de bilan, en forme d’autoportrait, de sa quarantième année : des pistes joyeuses, sensuelles et libérées, servies par des mots justes et une musique puissante. Rencontre.
La presse féminine, les diktats, la publicité, les marques de cosmétiques voudraient nous le faire croire : pour une femme, à 40 ans, le déclin commence, et la vie se résume, dès lors, à un combat incessant contre les effets intolérables du temps. À mi-chemin entre le rire incrédule et l’indignation horrifiée, Jeanne Cherhal se souvient même de cette question épineuse en titre d’un article de magazine, plus féminin du capiton que du cerveau : "30 ans, le début de la fin ?".
Par chance, l’année de ses 40 ans, la chanteuse s’est sentie à mille lieues de ces considérations. Tant et si bien qu’elle a réalisé un disque lumineux pour célébrer son entrée harmonieuse dans cette nouvelle décennie : dix pistes soyeuses, joyeuses, sensuelles, puissantes, d’où se dégage sa beauté de femme bien dans son corps et dans son âge.
Ainsi, dans L’an 40, le titre inaugural, chante-t-elle : "D’où vient cette lumière au-dessus d’elle/Et ce pas de louve caressante/Ces hanches qui roulent facile, naturelles ?" Très vite, Jeanne délaisse ce "elle" pudique, qui évoque la force et le charme d’une femme de son âge, pour le "je". L’an 40 s’offre alors comme un autoportrait, un instantané. Et en parlant d’elle avec une sincérité troublante, elle parle aussi de toutes les femmes. Jeanne ne milite pas. Elle irradie. Et c’est peut-être cela, militer : bousculer les clichés par une façon heureuse de s’assumer.
De groove et d’aventure
Ainsi exprime-t-elle : "J’aime cette décennie équilibrante, au croisé des chemins : on a l’impression de bien se connaître. On sait ce que l’on veut, ce que l’on ne veut plus. On a bâti des choses, mais il nous reste encore tout un horizon de possibles à explorer. Aujourd’hui, plus qu’à 20 ou 30 ans, j’ai cette impression de ne rien me refuser. Je me sens libre, davantage aventurière. Je sors plus facilement de ma zone de confort."
Mais ici, tout ne se joue pas forcément dans la tête. L’épanouissement se fait aussi charnel : "Je me sens mieux dans mon corps, traversé par la maternité. Je me connais mieux." Et cela s’entend. L’an 40 se distingue par sa musique physique, costaude. Au piano, Jeanne se révèle intensément présente, en une sorte de corps à corps, de tangage, de confrontation, d’union avec l’instrument : "Pour la première fois, je me suis sentie pianiste, pas seulement chanteuse qui s’accompagne au clavier", dit-elle.
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Et puis, il y a ces arrangements qu’elle invente aussi pour la première fois : ces contrepoints de cuivres tourbillonnants, ces cors, cette chorale gospel sur Racines d’or ("quand je te dis que je ne me suis rien refusé", rigole-t-elle), ce lyrisme grandiloquent, mais assumé, cette chaleur tendre… et ce groove. Jeanne éclaire : "C’est un truc que je découvre : j’avais envie de bouger le bassin. À 40 ans, la musique se situe désormais davantage dans mon ventre que dans ma tête !".
Car bien sûr, il y est aussi question de sensualité. Dans 69, Jeanne livre une chanson érotique et gourmande. "Je voulais décrire cette équité du désir, cette réciprocité dans l’amour. La femme, c’est aussi un être désirant. Ce n’est pas seulement une muse, un objet d’adoration ou de plaisir", dit-elle.
Les aquariums hors du temps
D’ailleurs, dans ce disque, ses propres désirs s’entendent fort. Elle les a mis en forme dans ce qu’elle nomme ses "aquariums" : soit une semaine par mois, loin de chez elle – sur l’île de La Réunion, en Auvergne, dans la Drôme – loin des contingences familiales, pour s’adonner à l’écriture. Une chanson à chaque fois. Pour compagnons de route ? Le disque When the pawn... de Fiona Apple, album de chevet, sorti il y a vingt ans, qui infuse sa musique et dont elle emprunte aujourd’hui les deux batteurs, allant enregistrer à Los Angeles ; et Steve Reich, dont la musique répétitive, sérielle, imprimée dans ses cellules, forme depuis toujours le terreau de ses créations.
Dans ses sas, ses espaces, Jeanne a donné naissance à une nouvelle elle-même. Elle a laissé parler ses failles dans Fausse Parisienne : "Je voulais évoquer l’image que l’on peut avoir d’une Parisienne, dit-elle. Existe-t-elle vraiment, cette wonder-woman, à la fois super maman, super amante, cheffe d’entreprise super lookée ? Je me sens si éloignée de ce cliché !" Elle a laissé parler ses racines, dans Racines d’or, chanson de tendresse et de lumières qui procède par touches impressionnistes et sensorielles, taches de boue sur ses jambes d’enfant, effet spongieux d’une marche dans un marais…
La chanteuse précise : "Sur ces mots, plane le souvenir de ma grand-mère maternelle : une femme extraordinaire, toujours très chic, épouse de paysan, sans statut ni couverture sociale, qui peignait, écrivait, chantait, dirigeait une chorale de femmes de son village. Un féministe qui s’ignorait !"
Et puis, dans le bouleversant Un adieu, elle chante la cérémonie d’hommage, au Cirque d’hiver, à celui qui fut son mentor, Jacques Higelin : "Il était comme un parrain pour moi. Ça a été un coup de fouet de le rencontrer, une éclaboussure de joie. Je me sens marquée à jamais par son humanité, sa bonté, sa folie."
Entre la naissance (le titre César raconte sa césarienne) et la mort, Jeanne chante surtout, dans L’An 40, le temps qui passe. "Comme l’exprime la romancière Annie Ernaux, le temps, en soi, est une valeur abstraite. L’important reste ce que nous en faisons, comment nous transformons un événement. Il faut apprendre à valser avec lui."
Avant la sérénité qu’elle se promet d’atteindre peut-être à la prochaine décennie, Jeanne livre ici un disque de bonheur, avec comme combustible, sa musique et son énergie... Et forcément, c’est contagieux.
Jeanne Cherhal L’an 40 (Barclay) 2019
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