La mélancolie selon Alex Beaupain

Alex Beaupain © Vincent Desailly

Trois ans après Loin, le chanteur fétiche du cinéaste Christophe Honoré revient avec un nouveau disque, Pas plus le jour que la nuit. Dix pistes qui parlent d’amour, mais aussi, pour la première fois, de l’état du monde. Des titres forts et justes, qui confirment la place de Beaupain au rang des maîtres de la chanson.

Alex Beaupain parle à 200 à l’heure, comme si les mots se bousculaient en lui, dans une urgence à dire. Il précise, sautille d’une idée à l’autre, perd le fil pour toujours le retrouver. L’un des auteurs de chansons les plus précis et précieux de notre époque, peintre sensible de l’amour, vient de commettre un nouveau disque, dont le titre revêt des allures d’insomnie : Pas plus le jour que la nuit. Un aphorisme complété par la chanson qui lui donne son nom – "Pas plus le jour que la nuit, je ne trouve le repos ni la paix". Car ce qui anime Alex, dans ses histoires intimes ou dans les affaires du monde, reste cet état d’inquiétude permanent. Un combustible pour ses créations : "J’essaie d’écrire sur des situations horribles, avec les mots les plus beaux, les mots les plus justes."

En cela, le chanteur fétiche du cinéaste Christophe Honoré n’a pas changé. Il continue de poser sur les tourments de nos âmes, sur nos errances et nos déchirures amoureuses, les mots les plus forts, les mots les plus fous : ceux qui nous font sentir particulier et universel, ceux qui nous consolident et nous consolent.

Dans Pas plus le jour que la nuit, il offre donc une poignée de chansons d’amour de belle facture, dont il a le secret. Il décrit la séparation dans Tout le contraire de toi, et les jeux de corps sensuels, que viennent heurter l’amour dans Si tôt ou Diastème… Pour le reste, Beaupain a fait table rase.

Et le chanteur de citer l’un de ses fans, François Hollande : "Le changement, c’est maintenant !". Après la boutade, il développe : "J’ai réécouté mon dernier disque, Loin, et je me suis dit que c’était une redite du précédent. Dès lors, je voulais opérer, tout en restant moi-même, quelques métamorphoses".

Stratégies obliques

Pour ce faire, Beaupain a emprunté des sortes de "stratégies obliques", telles qu’inventées par Brian Eno. [Le musicien avait conçu un jeu de cartes avec des "règles du jeu" pour débrider sa créativité : "transforme un élément mélodique en élément rythmique", "Remplis chaque battement par quelque chose", "Que ferait ton meilleur ami ?"]. Pour se départir de ses habitudes, Beaupain a donc confié la réalisation musicale à deux jeunes artistes : Sage, alias Ambroise Willaume (Woodkid, Clara Luciani) ; et Superpoze, aka Gabriel Legeleux (Lomepal). Ainsi souhaitait-il que le tandem emmène ses créations loin de ses automatismes, loin des arrangements de cordes dont usent et abusent les chanteurs de variété.

Et voici les chansons d’Alex Beaupain rhabillées en couleurs électro-pop délicates et subtiles, qui laissent tout l’espace à sa voix de s’épanouir : un chant clair, qui se pose avec une simplicité franche, un naturel lumineux.  Et puis, il a bousculé sa manière de procéder. Plutôt que de composer la totalité du disque, avant de s’enfermer en studio, Beaupain a, cette fois-ci, procédé en aller-retour, chaque semaine, pendant un an, avec le duo : un work in progress, qui a permis d’unifier les dix pépites qui composent le disque. Surtout, le chanteur s’est fixé cette règle : "cesser de tourner autour de mon nombril pour raconter l’état du monde, m’accrocher à ce que je savais moins faire."

Ainsi, dans Pas plus le jour que la nuit, il chante, une fois n’est pas coutume, les illusions abandonnées des anciens soixante-huitards (Cours Camarade), les attentats terroristes, peints à coup de métaphores dans Les Sirènes, la fusillade d’Orlando (Orlando)… "Ces fléaux ont attaqué ma bande, tous les gens qui m’entourent : les femmes, les flâneurs en terrasse, les artistes, les homosexuels. Pour moi, c’était le bingo de l’horreur !", dit Alex Beaupain.

Dans Poussière lente, il aborde aussi la fin du monde, celle de la civilisation, sur fond de dérèglement climatique. "Bien sûr, cette idée infuse tout, chacun de nos actes… Et je ne peux, décemment, plus me contenter d’écrire mes petites chansons sentimentales en feignant d’ignorer le drame à venir", déclare-t-il.

"Une chanson, ça ne sert à rien"

Pour le chanteur, si ce disque n’est pas le plus autobiographique, il s’impose pourtant comme le plus "personnel". "Je l’ai laissé fleurir librement, vers mon penchant naturel, sans forcer, dit-il. Ainsi, je ne me suis pas senti obligé de fabriquer des chansons joyeuses ou toniques. J’ai ouvert les vannes de ma mélancolie, ce sentiment que j’aime tant. J’adore les chansons sombres, désespérées..."

Heureusement, le disque, sur Poussière lente, s’achève par cette note d’espoir : "Et pourtant, nous avançons." Est-ce à la grâce des chansons, qui viendraient sauver une partie du monde ? Alex rigole, et le répète une bonne dizaine de fois : "Une chanson, ça ne sert à rien". Alors, bien sûr, on a du mal à le croire. Parce que la seconde d’après, il décrit avec passion cet art qui l’enchante et l’anime : "Ça ne sert à rien du tout, mais ça m’a été très utile. Ça a rendu ma vie merveilleuse. Je prends cet art très au sérieux. C’est ce qui compte le plus pour moi. Barbara, c’était ma mère, la berceuse qui m’aidait à m’endormir… Il n’y a aucune forme de création qui me bouleverse autant et de façon si profonde, avec cette immédiateté d’émotion."

Du coup, Alex travaille sans relâche pour créer ses bijoux à la manière d’un artisan des sons, des mots, des mélodies – "J’en chie, c’est du taf, je n’ai aucun secret de fabrication", rigole-t-il. Et assurément il se place maître dans cet art populaire d’exigence. "À la différence de n’importe quel romancier ou philosophe, qui dispose de plusieurs centaines de pages pour expliquer une histoire amoureuse, les auteurs de chansons n’ont à leur disposition que trois minutes pour taper dans le mil." Alors, certes, les chansons ne "servent à rien". On peut aussi sourire de cette assertion et se dire qu’elles subliment la vie, et qu’elles charment le monde de leur légèreté autant que de leur profondeur. Celles de Baupain agissent ainsi – des baumes au cœur.

Alex Beaupain Pas plus le jour que la nuit (Polydor) 2019
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