Anne Sylvestre, mort d'une artiste engagée
La chanteuse Anne Sylvestre vient de disparaître. Elle avait 86 ans. En parallèle de ses Fabulettes qui ont enchanté des générations d’enfants, l’artiste a aussi créé plus de 400 chansons destinées à un public adulte, une œuvre discrète et pourtant majeure dans la chanson française.
Adulée mais trop peu connue, tel fut le paradoxe Anne Sylvestre. Auteure-compositrice-interprète, elle était probablement l’une des plus belles plumes de la chanson française. Fidèlement suivie par un public averti, elle a toutefois creusé son sillon en marge des grands médias. Comme un malentendu, un léger décalage, qui aura marqué toute sa carrière.
Pour un grand nombre, Anne Sylvestre était surtout l’auteure des Fabulettes, formidable série de chansons pour enfants. Œuvre à laquelle elle détestait être réduite, sans la renier pour autant. Commencé en 1962, à la naissance de sa première fille et poursuivi jusqu’en 2009, son répertoire pour jeune public compte 18 albums. De l’histoire de la petite Josette aux chansons de Noël, Anne Sylvestre a captivé des générations d’enfants avec ces fables tendres, espiègles mais jamais niaises, mettant en avant des valeurs comme la tolérance, la liberté ou le respect de la nature.
Les Fabulettes se sont écoulées à plus d’un million d’exemplaires, un succès notamment porté par les enseignants qui les faisaient écouter à leurs élèves, comme elle aimait le rappeler, ce qui lui vaut aujourd’hui d’avoir une dizaine d’écoles à son nom. Pourtant Anne Sylvestre a toujours mis un point d’honneur à ne jamais les interpréter sur scène, préférant réserver ses concerts à un public plus large.
Rive gauche et indépendance
Car la priorité d’Anne Sylvestre a toujours été son répertoire pour adultes. Après des études de Lettres à la Sorbonne, elle commence sa carrière à 23 ans dans le cabaret de la Rive gauche La Colombe, aux côtés de Pierre Perret, Jean Ferrat ou Georges Moustaki.
En 1957, elle était alors l’une des premières femmes à écrire, composer et interpréter ses chansons seule en scène, accompagnée de sa guitare, à la manière d’un Brassens à qui elle a souvent été comparée. De cabaret en cabaret, sa notoriété croît et en 1961, paraît son premier album avec notamment Mon mari est parti. Cette chanson sur la guerre vécue du point de vue de l’épouse trouve un écho particulier en pleine guerre d’Algérie. De plus grandes salles s’ouvrent à elle, Bobino en 1962, ou encore L’Olympia en première partie de Gilbert Bécaud.
Son style mordant, sa poésie ciselée et exigeante lui valent la reconnaissance mais déroutent aussi la profession qui a du mal à cataloguer cette chanteuse refusant de jouer le jeu de la séduction, dans une France encore très patriarcale. Il lui a par exemple souvent été reproché de ne pas sourire sur les photos figurant sur ses pochettes d’albums !
En pleines années yé-yé, le grand circuit commercial lui ferme peu à peu ses portes. En 1968, elle se sépare de son label Philips puis signe chez Meys, avant d’en partir en 1971. Qu’importe, l’artiste fonde sa propre maison de disques en 1973 (les disques A. Sylvestre), ce qui lui permet de poursuivre sa carrière, aidée financièrement par le succès des Fabulettes.
Humanité
Pionnière, engagée, résistante, féministe sont des termes qui ont souvent été utilisés pour la définir, elle qui n’aimait rien moins que les étiquettes et les carcans. "Féministe : c’est bien la seule étiquette que j’aurai honte de décoller" affirmait-elle cependant à l’Express en 2007. Elle a beaucoup écrit sur la vie des femmes avec des chansons comme Une sorcière comme les autres (1975), sur la condition féminine ou Non, tu n’as pas de nom (1973) évoquant le choix à l’avortement deux ans avant la loi Veil.
Souvent en avance sur son temps, elle chantait ses coups de gueule, ses coups de cœur. Au final, ses chansons sont des bulles d’humanité, peuplées de portraits tendres ou sans concession. "Je ne chante pas des thèmes, je chante des histoires. J’écris sur ce qui me touche, c’est tout" confiait-elle à Télérama en 2017.
La sphère de l’intime pour tisser des liens, ériger des ponts entre les êtres, plutôt que brandir l’étendard politique, domaine dans lequel elle ne s’est jamais aventurée. La conséquence d’un lourd passé : son père, Albert Beugras, fut condamné à la Libération pour avoir collaboré avec les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Cette histoire - racontée par sa sœur l’écrivaine Marie Chaix dans le livre Les Lauriers du lac de Constance - Anne Sylvestre aura mis beaucoup de temps à l’évoquer elle-même et à se libérer d’un sentiment de culpabilité, voire d’illégitimité. D’ailleurs, du bout des lèvres, la chanteuse reconnaissait parfois être étonnée qu’on puisse l’aimer.
Et pourtant, toute une génération d’artistes revendique son influence. Les Ogres de Barback, Jeanne Cherhal, Agnès Bihl, La Grande Sophie, Aldebert, Vincent Delerm ont notamment travaillé avec elle ou repris ses textes. Biberonnés aux Fabulettes, ils ont ensuite grandi en découvrant la puissance et la finesse de ses autres chansons. Cette œuvre est réunie en intégralité sur 60 ans de chansons ! Déjà ? (EPM), un coffret paru en 2017 à l’occasion de ses 60 ans de carrière. On y retrouve notamment sa bouleversante profession de foi, Ecrire pour ne pas mourir, qui sonne aujourd’hui comme un testament. "Qu'on m'écoute en passant, d'une oreille distraite / Ou qu'on ait l'impression de trop me ressembler / Je voudrais que ces mots qui me sont une fête / On ne se dépêche pas d'aller les oublier". Ainsi soit-il.