Les valises à double-fond de Sarclo
Chanteur suisse et corrosif, Sarclo, 70 ans, bourré de grogne et de tendresse, a été, selon ses mots "épargné par le succès". Ce qui ne l’empêche pas de forger inlassablement des petits joyaux de chansons francophones. Petit coup d’œil dans le rétro, à l’occasion de la sortie de son 15e et dernier disque J'ai jamais été aussi vieux.
Cinq minutes avant notre interview téléphonique, Sarclo nous envoie par MMS, une image d’un petit coin de paradis – un parasol, des galets, la fraîcheur d’une rivière –, avec ces trois mots : "je suis là". À peine quelques jours après la sortie de son dernier disque, le chanteur dont Renaud disait qu’il était "la plus belle invention suisse depuis le gruyère", a pris la poudre d’escampette, direction sa maison secondaire du Gard. Selon ses photos Facebook, l’homme se prélasse, au rythme de son chat. Mais les apparences des réseaux sociaux peuvent être trompeuses...
En réalité, l’artiste s’est réfugié dans ses quartiers d’été pour écrire un livre-bilan, composé de partitions, de chansons, de commentaires, d’une biographie, de vignettes sur ses complices, et de quatre CD... En bref, une rétrospective aussi sérieuse que possible de ce qu’il nomme, rigolard, ses "forfaits culturels discutables". Soit, au total, depuis ses débuts en 1981, une joyeuse collection de 150 chansons – furibardes, tendres, révoltées –, et autant de tranches de vie, peintes à l’amour ou au vitriol, réparties en 15 disques. L’occasion, aussi, de sortir quelques "vieilleries" de la "boule à mites", de revisiter ses morceaux en perpétuelle évolution, de rafistoler ses loupés : "En architecture, cela s’appelle des repentirs", explique-t-il.
Un théâtre à Montreuil
En temps normal, le septuagénaire s’occupe à Montreuil, du théâtre Thénardier, un collectif culturel hétéroclite, lieu d’accueil du public de 150 places, havre de créations tous azimuts et résidence d’artistes : une utopie sur pieds fondée avec sa comédienne de compagne. Celui qui s’est longtemps moqué de ces "vieux" chanteurs incapables de raccrocher le micro, pensait avoir réglé son compte à la chanson. Et puis, il y a eu le cancer de celle qui partage sa vie et la mort de son vieux copain, Napoleon Washington. Deux obstacles à surmonter en musique. Deux chansons créées pour conjurer le malheur... Impossible de les laisser isolées ! L’impulsion d’un nouveau disque a pris racine, aussi, dans la complicité qui l’unit à son fils, le musicien Albert Chinet, qui a composé l’intégralité de la musique, Sarclo se déclarant, en studio, en "apnée décisionnelle".
Chansons douces-amères, comme le gin fizz
Sur ce dernier album, donc, J’ai jamais été aussi vieux, l’artiste suisse danse avec la mort, évoque l’amour, l’absence, la fin de vie qui menace, ce léger vertige, le temps qui passe et pousse… À l’évocation de ces drames existentiels, il mêle son corrosif sens de l’humour, en une recette douce-amère, servie par sa voix pleine de cailloux. "Dans le gin fizz, impossible d’oublier la rondelle de citron", dit-il. Dans Cinquante nuances de gauches, il ridiculise les divisions entre socialistes, communistes, écolo, tous prêts à se « prendre une droite dans la gueule ».
L’homme engagé, "ataviquement de gauche", écolo par urgence, ne vote plus. "Avec mon père, à droite, on annulait nos votes réciproques. Un jour, j’ai arrêté…", argue-t-il. Et puis, dans Qu’est-ce qu’on peut faire avec les cons ?, le chanteur dénonce, avec un humour noir, le fascisme des forces de police. "L’artiste a un devoir de subversion, de foutage de merde", affirme-t-il. D’ailleurs, ses chansons, Sarclo les compare à un "rouleau de PQ qui dévale un escalier". "Chaque fois qu’il tape une marche, je photographie cet instantané de vie, explique-t-il. La première fois que j’ai été papa, la première fois que j’ai divorcé, etc."
Des "chaînes paradigmatiques de signifiants"
Discuter avec le chanteur, bavard impénitent, c’est prendre le risque d’expressions désuètes et comiques balancées sans crier gare, d’échanges en balle de ping-pong, d’un art de la parole rocambolesque, d’éclats de rire impromptus, au détour de mots qui fusent comme des images. Et le chanteur de ponctuer ses phrases par un débonnaire : "c’est bonnard !". Demandez-lui, par exemple, de raconter ses débuts en chansons, et c’est tout un film qui se fait jour. À l’origine, donc, l’homme, alors étudiant en architecture à Lausanne, fut pris d’une singulière allergie pour l’expression "chaîne paradigmatique de signifiants", employés par ses camarades, plongés dans les élucubrations "structuralistes" de l’époque.
Le futur concepteur de maisons se jure à lui-même : "À la prochaine occurrence de cette foutue 'chaîne', je quitte la salle". Et le voilà barré, guitare sous le bras, vers ses nouveaux horizons. Un jour où il reprend Dylan dans un troquet, comme à l’accoutumée, une blonde, avec un amant sous chaque bras, lui confesse : "Si tu chantais tes trucs à toi, c’est avec toi que je partirais". Pour se donner la chance d’une vie affective réussie, Sarclo se met à composer. L’expérience lui prouvera que les chansons drôles attirent davantage le chaland… Le voici à s’engouffrer dans cette voie.
Au-dessus de son chemin, veillent ses idoles. En chansons, ils s’appellent Charlélie Couture, Dick Annegarn ou Hubert-Félix Thiéfaine. "J’adore la poésie un peu folle, les histoires surréalistes, les émotions à petits pas, sans vocabulaire 'poétisant', de ces mecs qui ne tournaient jamais autour du mot", décrit-il. Et puis, il y a Dylan, qui jamais n’enferme une chanson, mais compose des patchworks de paysages, contrairement à Brassens, orfèvre de textes précieux, mais toujours "verrouillés". Et puis, au rang de ses maîtres, il cite aussi Desproges "pour l’élégance de son verbe", et Wolinski pour "sa philosophie, sa douceur de vivre, sa tendresse cochonne".
Origines aristocratiques
Parmi les personnages essentiels qui peuplent sa galaxie, il y a enfin Renaud, qui lui a fait, par le passé, assurer ses premières parties. Comme lui, Sarclo le révolté prit le parti des prolos, n’en déplaise à ses origines aristocratiques, qui auraient pu lui valoir quelques railleries. Élevé par un père docteur en droit et une mère au foyer, le chanteur, de son vrai nom Michel de Senarclens Chinet, reconnaît son handicap : sa façon de prononcer, avec une patate chaude dans la bouche, le mot "édredon". Au final, il fait contre « mauvaise fortune » bon cœur : "On ne peut pas renier ses origines". Très vite, le poète encanaillé truffe ses chansons de gros mots. Jamais gratuitement. "C’était pour dire des gros trucs", justifie-t-il.
Dilettantisme
Dès ses débuts, le chanteur joue la carte du rire, avec son premier disque, intitulé Les plus grands succès de Sarclo, suivi de près par ses Premiers adieux. "Je n’ai jamais pris ce métier au sérieux : mon côté bourgeois, architecte, se repend-il. Je n’en tire ni honte, ni fierté, mais j’ai fait ça en dilettante… Du coup, malgré la réussite 'humaine' indiscutable de mes disques, j’ai été 'épargné' par le succès". Par-delà la boutade, et son aspect bravache, on sent poindre ce regret de n’avoir pas eu de succès public à la hauteur de la qualité de ses chansons, saluées par ses pairs et la critique. À cela plusieurs raisons, dont sa grande gueule et ses absences de compromis.
En dépit de son 'dilettantisme' assumé, Sarclo reconnaît avoir mis tout son cœur dans ses créations, avec cette belle définition de la chanson : "Cet art de la brièveté, où tu dois, en deux minutes et demie, en dire autant qu’un livre. Du coup, tu dois utiliser des mots à double-sens, des images pleines de profondeur de champ, te promener avec des valises à double-fond…" Et Sarclo, à 70 ans, de continuer à traîner ses bagages, si pleins de poésie, de rires et de colère… si pleins de vie. Car, ne lui en déplaise, il n’aura jamais été aussi jeune !
Sarclo J'ai jamais été aussi vieux (Association A.C.D.C) 2021