Yves Montand, icône centenaire du music-hall
Cent ans, c’est un âge vénérable, et Yves Montand l’a atteint symboliquement le 13 octobre, quelques semaines avant que l’on ne célèbre le trentième anniversaire de sa mort, le 9 novembre. À cette occasion, RFI Musique revient sur son parcours de chanteur de music-hall, une scène qu’il a profondément marquée.
Comme souvent avec des personnalités populaires de ces dimensions, trente ans d’absence, c'est à la fois très long et très court, Montand étant toujours très présent – Les Feuilles mortes ou La Bicyclette à la radio, La Folie des grandeurs ou Vincent, François, Paul… et les autres régulièrement au programme télévisé des vacances.
Cependant, cet échalas au sourire irrésistible, à la faconde méridionale et au professionnalisme américain ne tourne plus le cœur des très jeunes filles et n’inspire plus l’arsenal de séducteur des adolescents. Et on n’entend guère son écho dans les tendances neuves de la chanson française...
Et, depuis sa mort en 1991 (alors que l’on attendait son retour sur scène annoncé peu auparavant), Yves Montand semble s’éloigner lentement, malgré quelques gestes amoureux, comme un album de ses grands succès réenregistrés par le comédien Lambert Wilson en 2015.
Pourtant, Montand avait atteint une stature immense, synthèse troublante du show à Las Vegas et du bon vieux caf’ conc’, du réglage au millimètre et de la désinvolture complice, de l’ampleur du répertoire et de la majesté idiosyncrasique du timbre.
Certes tout cela est bien lui ; pourtant, ce n’est pas Yves Montand seulement : c’est un âge, c’est un art, c’est le music-hall. Et, d’ailleurs, il incarne d’autant mieux le meilleur du music-hall qu’il en est un des rénovateurs, voire un révolutionnaire. Car, en 1951, il présente un spectacle dans lequel il reste en scène pour vingt-deux chansons et deux poèmes – une heure et demie en scène, ce qui est tout à fait inaccoutumé pour l’époque et marque le début d’un règne.
Piaf pour pygmalion
Né en 1921 dans une petite ville de Toscane, Ivo Livi arrive à Marseille à l’âge de deux ans, avec ses parents fuyant l’Italie fasciste. Comme toute sa génération, il grandit entre deux idoles, Maurice Chevalier, le maître absolu, et Charles Trenet, la liberté nouvelle. Mais il y ajoute le virevoltant Fred Astaire, danseur-chanteur dont il voit et revoit les films. Il débute dans le Marseille au public turbulent et souvent cruel, mais qui se laisse séduire par une chanson écrite pour lui à partir de ses rêves de gosse, Dans les plaines du Far West. Puisque pour lui faire quitter les jeux de la rue, sa mère criait par la fenêtre "Ivo, monta !", il sera Yves Montand.
En 1944, pour échapper au STO, il choisit de se cacher en pleine lumière : après ses succès dans les salles du sud de la France, il part tenter sa chance à Paris. Deux événements décisifs y surviennent. D’abord, sa longue veste voyante et sa cravate à carreaux le font traiter de zazou. Il s’en débarrasse un soir avant de monter sur scène et sa tenue de scène sera désormais immuable : chemise et pantalon marron. Ce sera comparable au fameux "noir de travail" dont parlera Juliette Gréco : cette tenue sobre souligne ses jeux de mains, ses chorégraphies, ses rares accessoires et surtout son visage.
Ensuite, il rencontre Édith Piaf. Elle devient son pygmalion, lui fait répéter chaque chanson, chaque geste, chaque pas de danse, chaque effet – beaucoup plus qu’elle-même ne travaille pour ses concerts. Elle lui recommande de se débarrasser de l’imagerie américaine et de proposer un miroir à son public populaire français – ce qui n’empêche pas de s’inspirer des grands artistes étatsuniens. L’italo-marseillais devient titi et triomphe avec Les Grands Boulevards…
Consécration à New York
Entamée avec Les Portes de la nuit de Marcel Carné (dans laquelle il chantait quelques vers des Feuilles mortes), sa carrière au cinéma prend de l’importance, tandis qu’il s’affirme comme un poids lourd de la chanson : son récital au théâtre de l’Étoile, prévu pour trois semaines, tient l’affiche pendant six mois à guichets fermés en 1953-1954. Kirk Douglas et Gary Cooper viennent le voir chanter…
En 1959, il présente un show parisien à New York devant Marlene Dietrich, Lauren Bacall, Ingrid Bergman, Marilyn Monroe – avec qui il vivra, l’année suivante, une célèbre aventure amoureuse. Accaparé par le cinéma, il s’éloigne peu à peu de la chanson : récitals en 1963 et 1968, puis pour une seule soirée au profit des victimes de la dictature au Chili en 1974. Premier retour à l’Olympia d’octobre 1981 à janvier 1982. Numéro de claquettes sur Luna Park, ombres chinoises sur Le Carrosse, et La Bicyclette, Le Chat de la voisine, Sanguine, La Chansonnette, L’Addition, Les Mirettes… Un triomphe historique.
En 1984, il sort un disque de chansons de David McNeil, mais n’en n’assure pas la promotion car, entretemps, il apparaît comme un recours politique possible, l’ancien compagnon de route du Parti communiste étant devenu une sorte de vieux sage centriste. Il ne reviendra pas à la chanson, l’ayant désertée après lui avoir donné une maturité technique exceptionnelle.
Bourreau de travail
Le velours inimitable de sa voix de baryton léger, la grâce imparable de ses quelques phrases entre les chansons de ses concerts, la fluidité de sa démarche et de sa danse : il y a quelque chose de parfait dans les performances d’Yves Montand. Le public sait très tôt que son naturel en scène résulte d’un labeur acharné, de journées à répéter devant un miroir ses chorégraphies et ses mises en scène. Dans le métier, on sait qu’il n’a pas le sens du rythme et qu’il doit travailler férocement (et aussi ses musiciens !) pour se caler avec une telle fluidité sur la mélodie.
Son art n’est plus celui du caf’ conc’ au goût musqué ni celui de l’opérette saturée de sucre. Il ne revendique pas l’instinct expressif des auteurs-compositeurs-interprètes apparus dans les années 1950, et encore moins le geste survolté des yé-yé : Montand synthétise une modernité qui emmêle l’accent des faubourgs et la perfection hollywoodienne, la gouaille ouvrière et les manières policées de la jet set des films américains. Il est un titi de Marseille qui se rêve sur le vaste plateau d’une séquence de Fred Astaire, mais avec les mots de Jacques Prévert ou Francis Lemarque. Ainsi, il devient la plus grande gloire du music-hall, mais peut-être aussi son dernier géant. Même s’il n’est plus aujourd’hui dans toutes les mémoires, Yves Montand pourrait être le dernier artiste de music-hall dont on se souviendra.