Stromae, itinéraire d’un Bruxellois
Paul van Haver, alias Stromae, de retour avec son troisième album et sa tournée Multitude, est un Bruxellois attaché à la ville qui l’a vu grandir et à laquelle il ressemble.
Né à Etterbeek en 1985, un quartier classe moyenne du sud-est de Bruxelles, "Paulo" est "fort" belge, comme on dit chez lui : simple, marrant, la tête sur les épaules. Sa blague préférée ? "Il y a deux œufs dans un réfrigérateur. L’un demande à l’autre : pourquoi es-tu vert et poilu ? L’autre répond : Parce que je suis un kiwi, imbécile !"
Avec lui, les nationalistes et autres xénophobes de Flandre peuvent se rhabiller : leurs enfants achètent comme tout leur monde des billets de concert. Et pour la critique d’un Wallon qui se sentirait supérieur comme un Français, au point de ne pas apprendre un mot de néerlandais, ils repasseront. Car la mère de Stromae est une Flamande que l’artiste ne cesse d’évoquer, en la décrivant comme ouverte sur le monde, férue de grands voyages et de musiques différentes. Bon à savoir, aussi : l’un des trois piliers de son immense succès, avec Bruxelles et Paris, n’est autre qu’Amsterdam, où il a donné un concert fin février en avant-première.
Itinéraire d’un "Brusseleir"
Son parcours, depuis ses débuts à 18 ans dans le rap, avec un clip visionnaire intitulé Faut qu’t’arrêtes le rap, est retracé par la série de podcasts de la RTBF sur L’effet Stromae - ou "comment la star belge a transformé le monde de la musique et l’image de notre pays". Il perce en 2009 sur la station de radio NRJ à Bruxelles, où il fait un stage lors de ses études d’ingénieur du son.
"Malgré tout, passer sans contact en étant belge, en faisant de l’hybride entre de l’eurodance et de la chanson française, ce n’était pas gagné", explique la RTBF, en rappelant qu’avant Stromae, la Belgique d’Annie Cordy était plutôt "ringarde". En pleine crise du disque, le succès passe par les réseaux sociaux, que Stromae maîtrise à merveille. Il poste des vidéos de "rappeur et beatmaker" électro, depuis sa chambre, chez sa mère : Les leçons de Stromae, drôles et inspirées, vont participer à son succès. Alors on danse, son hit, explose lors d’un concert NRJ en septembre 2009, devant 50 000 personnes.
Renouvelé, il revient aujourd’hui sur scène avec un avatar, un personnage de dessin animé créé par la société nWave, pur produit de la créativité bruxelloise. Pas un hasard, dans une ville de grands graphistes où la bande dessinée, étalée sur les murs et entrée au musée, se fait omniprésente. Le petit bonhomme ira-t-il aussi loin que Lucky Luke ou Tintin ? Il est en tout cas question de faire du mini-Stromae le héros d’un jeu vidéo et pourquoi pas, d’un film d’animation.
"Faire les choses sérieusement, sans se prendre au sérieux"
La conférence de presse donnée le 3 mars à Bruxelles, la veille de la sortie de Multitude, avec une cinquantaine d’invitations ciblées et le nom du lieu donné à la dernière minute, dans le quartier moderne et chic de Tour et Taxis, ressemblait un peu à celle d’un agent secret. Pas de photos, pas d’audios, pas de questions sur sa vie privée ou sa santé. Il fallait envoyer les questions à l’avance, et certains ont protesté comme la RTBF sur une "complaisance de presse".
Mais Stromae a manifesté le besoin de se protéger, pour éviter tout retour du burn out qui l’a mis sur le carreau en 2015. La star dit vouloir "gagner du temps" en répondant à des questions groupées, ce qui ne l’empêche pas de donner des interviews exclusives à qui bon lui semble.
"Il a tout compris à la comm’, analyse Nicolas Esgain, patron de l’agence de communication bruxelloise Phrenos. Son direct sur TF1 en janvier était fabuleux, un coup de génie. Il a cette capacité à jouer avec les codes qui est juste jouissive ! Il ose, il est gai, il est libre. Il a ce côté bruxellois de faire les choses sérieusement, sans se prendre au sérieux. C’est un 'trendsetter', il a ce quelque chose en plus que les autres n’ont pas, avec de l’impact. Sa chanson L’enfer a fait sauter un tabou, non seulement chez les jeunes, mais aussi chez les parents de jeunes qui ont des idées noires". Dans le mille donc, alors que le taux de suicide des jeunes a augmenté, en Belgique comme ailleurs, pendant les confinements.
Un background africain sous-jacent
Il ne saurait être réduit, cependant, à sa belgitude. Pas plus qu’à la comparaison rituelle avec Jacques Brel, comédien-chanteur, talent brut et caustique qui roulait les "r" comme lui.
Son parcours est celui d’un Européen de son temps, une star 2.0 jusqu’au bout des ongles, 1,3 million d’abonnés sur Instagram, 6 millions sur YouTube. Il a sa sensibilité et sa clairvoyance sur les tares de l’époque, en plus d’un background africain sous-jacent. Une trame d’influences puisée là encore au creuset bruxellois où la rumba congolaise a ses droits, plutôt que sur le continent.
La chanson Papaoutai a-t-elle ravivé, et non soigné, la plaie du père absent, puis tué lors du génocide des Tutsis en 1994 ? Pourquoi est-ce à Kigali, et pas ailleurs, que Stromae a dû annuler des concerts et marquer un temps d’arrêt ? Dès le clip de son premier hit, Alors on danse, tourné dans une commune de la périphérie de Bruxelles, Drogenbos, on le voit se ramasser. Dans Formidable, le revoilà à terre, et aujourd’hui encore sur scène, il tombe de son fauteuil pour une chanson qui traite de la dépression.
"Son histoire est la même que celle des gens des Grands lacs, qui ont perdu des parents, témoigne un opposant burundais réfugié à Bruxelles. Mais contrairement à d’autres métis comme Gaël Faye et des gens plus anonymes, il n’est pas fasciné par le Rwanda et n’a pas de rapport particulier avec la région. Il ne prend pas position sur ce qui s’y passe, et il rentre vite de Kigali".
Aujourd’hui, Stromae est debout, plus fort que jamais. Il explique pouvoir créer sans "souffrance", de 9 heures à 5 heures, des horaires qui lui permettent de trouver une stabilité et du temps pour sa vie de famille. Sa phobie : "Le trou de mémoire pour les paroles". Son envie ? "Faire pleurer, faire rire, partager des histoires universelles qui touchent les gens, ça ne m’intéresse pas de faire de la scène pour les intellos". Bref, Paul van Haver est à la fois pop et populaire, autant que peut l’être Bruxelles.