60 ans de la mort d'Édith Piaf : éternelle légende

Edith Piaf en 1948 © AFP PHOTO / UPI / Lopez

Soixante ans après sa mort précoce, l’étoile de la plus célèbre chanteuse française semble d’autant moins près de s’éteindre que sa voix exceptionnelle et ses talents d’auteure s’associent à une destinée tragique devenue légendaire.

Qu’on le veuille ou non, Édith Piaf est la France. Ce n’est pas seulement une question de langue, de géographie, ni même d’argument touristico-commercial. Piaf fait signe, symbole, légende, voire symptôme de la France, et pas seulement car elle a dominé le marché de la musique populaire dans son pays natal pendant un quart de siècle : elle a aussi incarné de son vivant l’âme et le cœur d’une nation. Pourtant, celle-ci disposait du château de Versailles et de Notre-Dame-de-Paris, du général de Gaulle et des écrivains de Saint-Germain-des-Prés. Mais, irrésistiblement, la petite robe noire de Piaf, ses cheveux courts et frisés, ses mains tendues et son visage envahi par la passion s’imposaient en surimpression sur toutes les images que l’on pouvait projeter de la France.

Et, aujourd’hui encore, il suffit d’entendre sa voix à la fois puissante et blessée pour que, sous l’émotion impérieuse, surgisse comme une Tour Eiffel de chanson, puisqu’en japonais comme en allemand, on utilise le mot chanson pour désigner cet art si français et si universel – universel notamment grâce à elle.

Qu’on n’oublie pas que cela tient aussi à son obstination de professionnelle acharnée : sans même avoir terminé l’école primaire, elle répond aux interviews et enregistre en anglais, ce qui enracine sa notoriété aux États-Unis, où elle va être une influence décisive, y compris après sa mort, comme pour Liza Minnelli ou Jeff Buckley. Piaf est la première Française à atteindre une réelle popularité partout à la fois dans le monde. En Asie, aux Amériques, en Afrique, il n’est pas besoin de parler sa langue pour devenir, pour quelques minutes, Les Amants d’un jour ou L’Homme à la moto, l’homme orphelin d’amour de La Goualante du pauvre Jean ou la fille de joie de L’Accordéoniste, l’amoureuse éperdue de La Foule ou l’âme meurtrie demandant pitié dans Mon Dieu

Tragédies

Et le public reste éternellement fasciné par le personnage de tragédie qu’elle assume d’être. Outre la mort de Cerdan, des accidents de voiture, des maladies, des interventions chirurgicales, des deuils et le duo infernal de l’alcoolisme et d’une consommation délirante de médicaments font d’elle une proie des photographes qui la saisissent toujours plus hâve, plus maigre, plus bouffie, plus vieillie… Cela devient même le thème transparent de plusieurs de ses succès, comme Non je ne regrette rien de Charles Dumont et Michel Vaucaire, en 1961 – "Non ! Rien de rien / Non ! Je ne regrette rien / Ni le bien qu'on m'a fait / Ni le mal tout ça m'est bien égal".

Au total, cela fait un monument de mythes, de clichés, de vérités successives, contradictoires ou parallèles, qui ont fini par devenir, partout dans le monde, plus grands que la vie et la carrière d’Édith Giovanna Gassion. D’ailleurs, sa biographie n’a pas seulement inspiré de spectaculaires légendes après sa mort. De son vivant, déjà, et dès sa première gloire, une part de sa notoriété tient à de belles images qui ne sont pas tout à fait exactes d’un point de vue historique.

Pygmalion au féminin

Édith n’est pas née à même un trottoir de la rue de Belleville, contrairement à ce qu’elle dira elle-même et qui est aujourd’hui attesté par une plaque sur une façade d’immeuble. Elle naît à l’hôpital Tenon, le 19 décembre 1915, avec peu de bonnes fées penchées sur son berceau : son père, acrobate de rue, et sa mère, plus ivrogne que vraiment chanteuse lyrique, ne peuvent guère s’occuper d’elle et, après avoir été ballotée de-ci de-là, elle passe une partie de son enfance dans une maison close en Normandie. Puis vient la rue, les chansons accompagnant le numéro de son père puis pour son seul compte, la mort de son unique enfant d’une méningite, sa rencontre avec le directeur d’un célèbre cabaret des Champs-Élysées – tout cela avant qu’elle ait vingt et un ans.

Tout le reste lui fera gloire, du répertoire que lui construit Raymond Asso (Elle fréquentait la rue Pigalle, Je n’en connais pas la fin, Mon amant de la Coloniale, La Fanon de la Légion et surtout Mon légionnaire, chipé à Marie Dubas) à la rencontre avec la compositrice Marguerite Monnot, de son timbre dramatique qui accompagne la déprime de la France occupée par les Allemands à sa galerie de coups de foudre dont elle ne cache rien au public – le jeune Yves Montand, premier artiste pour lequel elle joue le rôle de Pygmalion et qu’elle contribue à lancer dans l’euphorie de la Libération, puis les Compagnons de la Chanson pour les beaux yeux de leur leader, puis Jacques Pills qu’elle épouse, Georges Moustaki qui ne tient pas longtemps mais lui écrit Milord, Eddie Constantine qui ne s’attarde guère, Charles Dumont qui lui résiste, le tout jeune Théo Sarapo qu’elle transforme en chanteur et qui sera son veuf… Et puis tous ses autres amoureux – sportifs, journalistes, paroliers, professionnels du spectacle tour à tour dévorés puis rejetés… Au sommet de cette vie de passions, le boxeur Marcel Cerdan, qui disparaît en 1949 dans l’accident de l’avion le ramenant vers New York alors que leur histoire commence à décliner.

De ce drame restera une des plus grandes et dramatiques chansons d’amour de l’histoire mondiale des musiques populaires, L’Hymne à l’amour, qui tord les entrailles de tant d’auditeurs qui oublient volontiers deux détails : la chanson était écrite avant la mort de Cerdan et – surtout ! – elle a été écrite par Édith Piaf.

Talent polymorphe

Car, à force de dire qu’elle était une immense interprète, on a tu et même parfois nié qu’elle était une autrice immense. Piaf écrit dès le début des années 1940, signant notamment – sur un coin de table de bistrot, pour dépanner une copine chanteuse – les paroles de La Vie en rose… Elle-même, tout à fait complice de son image de mater dolorosa de la chanson amoureuse, n’insistera jamais sur cette part de son talent polymorphe, acceptant volontiers d’être réduite à une voix et un visage en larmes.

 

Ce sera son image à jamais, car le public – dans l’espace francophone comme au-delà – aime autant des chansons qu’un destin, une tragédie personnelle que sa bande originale. Les effets lacrymogènes de La Môme, succès cinématographique mondial d’Olivier Dahan peuvent exaspérer les piafophiles concentrés sur le patrimoine d’une chanteuse exceptionnelle, ils peuvent être aussi une belle introduction au regard intègre que porte sur elle Piaf le spectacle, que le producteur niçois Gil Marsalla fait tourner à travers le monde depuis 2015 (un million de spectateurs en 600 représentations dans une cinquantaine de pays) en attendant la prochaine reprise de Piaf symphonique par Isabelle Boulay.

Et, soixante ans après la mort d’Édith Piaf, il semble bien que, de toutes les manières possibles et imaginables, le culte se reproduit et se perpétue. L’immortalité en petite robe noire.