Ginette Reno, la voix en or

La chanteuse québécoise Ginette Reno. © Patrick Séguin

Ginette Reno, la chanteuse québécoise de 77 ans au timbre incomparable et à l’émotion divine, vient d’ajouter à ses nombreuses distinctions, celle du Meilleur album de l’année au Gala de l’ADISQ. Idole absolue au Québec, elle aurait pu connaître la même percée internationale que Céline Dion. Rencontre exclusive à son domicile, proche de Montréal.

"D’une certaine manière, elle est comme Johnny Hallyday chez vous. C’est l’élue. Ça n’existe quasiment pas ici quelqu’un qui n’aime pas Ginette. Elle fait partie de la famille". On coupe là l’envolée seyante de ce directeur de festival québécois croisé à l’after-show du Gala de l’ADISQ, l’équivalent des Victoires de la musique.

Ginette Reno y a ouvert la cérémonie avec C’est tout moi, single du disque éponyme écrit par Félix Gray, imparable d’efficacité et aux allures de miroir-bilan. "J’ai bien souvent parlé trop fort/Pour cacher l’envers du décor/Si c’était à refaire/Je ne changerais rien/Ni l’amour ni la guerre/Ni mon corps ni mes mains/Moi je garderais tout/Même mon caractère". Conquérante au point de revenir sur scène pour un jouissif clin d’œil pendant le numéro du rappeur Fouki puis de mettre à l’amende la rude concurrence en décrochant la distinction dans la catégorie prisée du meilleur album. Son quarante-deuxième, écoulé en cargaison - au même titre que son autobiographie - uniquement à travers le circuit insolite des pharmacies Jean Coutu. Rayon : achat compulsif. Même pas besoin pour elle de s’abaisser à mettre sa discographie sur les sites de streaming.

Eu égard à sa longévité, mais aussi, et surtout, à sa voix sans pareille, Ginette Reno fait figure d’institution. Être à la fois une vibration qui carapace les cœurs blessés, une lueur venue plus haut que tous les espoirs, une intonation si humaine de la sincérité, un mégaphone d’en bas à l’expressivité affolante, une mascotte porte-bonheur de l’équipe de hockey des Canadiens de Montréal (elle interprète fréquemment l’hymne canadien au cours des séries éliminatoires), ce n’est pas commun.

Je ne suis qu’une chanson, clamait-elle dans ce morceau ayant eu la plus forte résonance sur le sol français, juste derrière J’ai besoin de parler. Son chant va pourtant au-delà du texte, au-delà de la chanson. Les événements, les modes, les succès, les soucis de santé (une opération du cœur ainsi qu’une ablation de la vésicule biliaire, fin 2022), les passions, glissent sur elle sans pouvoir arracher le manteau de sa renommée.

Quelques jours après le fameux gala, elle nous reçoit chez elle à Boucherville, en banlieue montréalaise, avec comme seule exigence la ponctualité. Un imposant sapin de Noël est déjà dressé entre le hall d’entrée et l’escalier. Présence instantanément chaleureuse et entrain volubile. Sur la table, les feuilles assemblées d’un conte pour enfants qu’elle a terminé (Flocon, l’histoire d’une brebis qui veut devenir un loup) et qu’elle espère voir adapter en film d’animation. "C’est du Walt Disney !", s’exclame-t-elle.

Il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle norme son discours. Le lisser ou le policer serait dans son cas un rôle de composition. L’exercice de l’interview est alors vite dynamité. Les lignes bougent toutes seules, le présent se substitue au passé au sein d’un désordre assez jubilatoire. Elle remplit tous les interstices, n’installe aucun blanc. Tornade de mots, de digressions et d’anecdotes qui jaillissent d’une mémoire vive et intacte. S’alignent successivement les noms d’Aznavour qui lui a écrit L’essentiel "sur les mêmes accords qu’Hier encore", de Francis Laï qui lui a offert sans le savoir une chanson sur un thème qu’elle désirait ardemment (Être seule), de Richard Anthony, une de ses idoles de jeunesse dont elle a été profondément déçue lors de leur rencontre, des Bee Gees qu’elle a initiés à un jeu de dés. Ou encore celui de Kendji Girac, fan de la première heure de la grande dame et à qui elle avait réservé une surprise en 2020 dans l’émission La chanson secrète diffusée sur TFI. Savoir encore que la chanson L’amour existe encore lui était destinée. "Je ne sais pas comment et pourquoi elle a fini chez Céline Dion. En tout cas, le hasard a fait que je me suis retrouvée en vacances dans le même Club Med que Plamondon. J’ai dit à Luc qu’il me devait un album et il a su se faire pardonner avec le disque La chanteuse".

À la question comment faites-vous pour atteindre de telles notes, elle répond : "Je serre les deux fesses, je prends une grande respiration et je pousse du cul et sur la note". Pas du genre à cultiver le mystère ou à jouer les cocottes, la Reno. Franc-parler brut du décoffrage, comme lorsqu’elle s’arrête sur la manière dont elle a été conçue. "J’ai été faite dans le portique alors que le médecin venait d’annoncer à mon père qu’il était devenu stérile. Pendant l’acte, il a dit que personne ne va être aussi fort que cet enfant-là, qu’il aura un don. Ma mère me racontait tout de leurs ébats et dans les détails. C’était presque de l’inceste".

La mère est bipolaire et incapable d’affection à son égard, le père violent et alcoolique. Ça laisse des traces. Ginette Reno gagne son premier cachet à l’âge treize ans et se retrouve mandataire du bonheur de la famille. "J’étais pourvoyeuse, je travaillais pour tout le monde, j’ai payé les maisons et les voitures. C’est toujours moi qui ai gâté les autres".

De la conduite de sa carrière débutée au début des années 60, elle n’élude rien, consciente de la responsabilité parfois de son propre sabordage. "J’aurais pu être, par exemple, la seule chanteuse blanche sur le label de la Motown. Mes peurs étaient énormes, je ne voulais pas perdre ma vie. Je me souviens d’une entrevue de Julio Iglesias qui disait ne plus se souvenir des trois continents qu’il venait de faire et qu’il avait fini en cure de désintoxication".

Et le marché français, un acte manqué ? "J’ai vraiment eu envie, je vous le jure. Mon plus grand désir. Les compagnies de disque ne me voulaient pas, ils disaient que j’étais grosse et ne voyaient que ma corpulence. Mon poids, ça a été un vrai handicap. Même si aujourd’hui c’est correct, je suis montée jusqu’à 150 kilos. Je suis une outremangeuse. On pouvait m’enlever tout, sauf ma bouffe".

Celle qui a enregistré 850 chansons et en a interprété plus de 5000 revient sur cet épisode qui lui a forcé à quitter définitivement son appartement du VIIe arrondissement à Paris, place de Breteuil. "Je devais faire une grande émission, jusqu’à ce que mon attaché de presse m’annonce que c’est annulé. Michèle Torr et Mireille Mathieu refusaient que je vienne et ont fait pression. Elles me considéraient comme une menace. Je me suis agenouillée et j’ai dit à Dieu : il ne semble pas avoir besoin de moi ici".

Pourquoi Céline Dion et pas elle, à l’international ? D’une lucidité incisive, Ginette Reno rétorque : "Elle me considère comme son mentor. Vous savez, j’ai fait un bilan là-dessus. Je l’ai enviée, Céline. Si on met de côté mes peurs, moi je me suis dit que je serai une grande chanteuse. Quant à Céline, elle a dit qu’elle serait la plus grande chanteuse au monde. Voilà la nuance". L’entretien terminé, elle nous convie à rejoindre le salon pour écouter des morceaux de jazz qu’elle a enregistrés. Sublime, forcément sublime. Son corps ne peut s’empêcher de vibrer. Le nôtre aussi.

Ginette Reno C'est tout moi (Gsi musique) 2023

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