Sous les soleils de Lavilliers

Bernard Lavilliers. © Patrick Swirc

Aux sources de son dernier disque, Sous un soleil énorme, influencé par René Char, il y a cette aventure argentine de trois mois à Buenos Aires. Chaque chanson de Bernard Lavilliers s’impose comme un voyage… À 75 ans, le musicien-vagabond, le Corto Maltese de la chanson, ne dévie pas de sa voie : une vie nomade, à la marge, une vie de combat et de lucidité, pour trouver sa place.

Dans le bistrot-restaurant à l’élégance surannée, près de la Maison de la Radio où nous avons rendez-vous, il arrive avec une bonne demi-heure de retard, que son manager s’empresse d’endosser. "Ma faute. Bernard adore la ponctualité", affirme-t-il. Et Lavilliers de renchérir, d’un regard clair, presque outragé, de ceux qui ne mentent pas : "Je suis une horloge parlante, je déteste faire attendre." D’emblée, on le rassure – son disque est sublime. Et son regard délavé, comme un havre si familier s’éclaire d’un enthousiasme d’enfant soulagé : "Ah c’est vrai, tu l’aimes bien ? Ça me fait super plaisir !" Le chanteur l’avoue : depuis qu’il a gravé son dernier disque, il n’a plus jeté une oreille sur ses pistes, ces instants T, photographies de ses étapes. Et déjà, le marin-musicien en mouvement perpétuel scrute d’autres horizons où larguer ses amarres... 

Au départ, un exil à Buenos Aires

Parler à Bernard Lavilliers, Corto Maltese de la chanson française, plonger dans son regard et ses histoires, écouter ses chansons, c’est toujours prendre le large... Car chacun de ses disques part d’un voyage, "ceux qu’il a fait, ceux qu’il imagine". Au préalable de Sous un soleil énorme, il y a ce déplacement tangible, cet exil à Buenos Aires, seule capitale d’Amérique latine qu’il ne connaissait pas, et qu’il gardait précieusement sous son coude d’aventurier, comme une promesse, un rêve à venir. Il l’avait bien aperçue, cette ville, à travers quelques auteurs, Borges sur le bout du cœur, une poignée de films, comme El Secreto de sus ojos (Juan José Campanella, 2009, ndlr), des bribes de poèmes, des éclats de tango… Rien, pourtant, ne devait surpasser le terrain.

Durant trois mois, en 2019, il s’engouffre seul dans les méandres de cette ville aux accents européens, ce "port à l’envers", qui fait "dos à la mer". Il fréquente, la nuit, ses lieux interlopes, ses spectacles d’aventuriers, ses fêtes où résonne la musique "racine" des amérindiens Mapuche, les doléances de ses porteños, ses marins... Il côtoie ses artistes-peintres, traîne dans ses milongas, mange du bœuf "gonflé aux stéroïdes" à la réputation usurpée, s’interroge sans relâche, inquiet, sur la dictature militaire de ce pays, un pays à qui "il faut savoir pardonner"...

Voyager : remettre ses pendules à l’heure

Dans cet inconnu, Bernard, 75 ans, forge ses repères, avec une curiosité intacte. "Avant ce disque, je m’étais dit : il faut que je parte. Que je respire. Que je me mette de nouveau en urgence. Que je traîne sans horaires fixes. Que je tâte le pouls d’autres cités. Que je me perde, pour mieux me retrouver, dans ce pays où je ne connais personne, où nul ne me connaît. Je n’ai fait venir mon épouse, que lorsque j’ai eu suffisamment de ‘plans’", explique-t-il. Celui qui avoue n’être jamais tant chez lui que "dans les trains, les avions, les bateaux", voit dans le voyage une échappée belle salutaire : "Chaque périple offre un rendez-vous avec soi-même. Sur une page vierge, on retrouve ses conditions de démarrage. On remet nos pendules à l’heure."

De son refuge argentin, Lavilliers, le chanteur-reporter, a tiré trois chansons, trois bijoux ouvragés, trois beaux clichés, pleins de saveurs et de chair, finement orchestrés : Le piéton de Buneos Aires, Les Porteños, Noir Tango… Dans ses pistes, il n’en oublie pas, pour autant, son cher Brésil, sa terre d’adoption. Ainsi reprend-il le cultissime samba-funk de Seu Jorge, Tive Razão. Pas une traduction, non, mais une adaptation, fidèle à l’esprit du titre d’origine. Car Bernard fonctionne ainsi : il offre ses relectures personnelles des musiques du globe. Car voici sa force – plonger dans l’éventail multicolore des musiques tropicales et les fondre, avec le plus grand respect, dans sa chanson française. Depuis toujours, du Chili à La Réunion, Lavilliers s’est mis à l’écoute des "cœurs du monde" qui battent parfois si fort, par sa vigilance aiguë sur l’actualité politique de ses endroits chéris, par l’écoute attentive, aussi, des tempos – un pas de samba, une chaloupe de maloya – ses boussoles.

 

Il tient d’elle, Saint-Etienne

Cette fois, son stéthoscope intime s’est porté sur sa ville natale, sa patrie, là où son voyage commence, Saint-Etienne, en complicité avec le duo Terrenoire, "ces mômes de 25 ans" qui "crachent leur poème". En résulte une chanson sensible et magnifique, Je tiens d’elle, où deux générations disent leur musique, leurs racines, leur départ, grâce aux mots qui jaillissent de cette ville ouvrière. "Bien sûr que je me sens toujours d’ici, dit-il. Comme dans toutes les villes d’acier, de charbon, de textile… Je les comprends immédiatement."

Et c’est peut-être pour cela que cet ancien tourneur-fraiseur perpétue ses chansons politiques, ses engagements, même si le mot lui paraît galvaudé. Dans son Beautiful Days, il tacle avec ironie "Macron et ses petits marquis". Dans Davy Moore, chanson de Dylan, subtilement traduite par Graeme Allwright, il prend sa part dans le mouvement Black Lives Matter. Dans Corruption, il dénonce ce qu’il honnit… Libertaire ? Anarchiste ? "Je dirais plutôt que je suis un éternel marginal, malgré mon statut de chanteur populaire. Marginal par ma vie, par mes fréquentations, par mon regard…" Un pas de côté qui, forcément, vise juste.

Intime et lucide  

Dans ce disque, davantage que sur les autres, Lavilliers se situe aussi entre la solitude et la multitude. Pour l’une des premières fois, il se révèle intime. Dans Je tiens d’elle, il évoque sa mère qui lui a offert sa première guitare. Et dans L’Ailleurs, écrit "après un problème cardiaque terrible", sur un piano de dentelles et des volutes de violon, pivot du disque, il évoque sa fin prochaine, un chant d’amour et de mort en hommage à sa femme, une poésie à la grâce ultime.

La mort, ce dernier voyage, pourtant, ne lui fait pas peur, il le dit et l’assume sans ciller. Peut-être est-ce parce qu’il a assuré la passation, son héritage. Sur les pistes de ce disque, une cohorte de "jeunes" artistes lui emboîtent la voix : Terrenoire, mais aussi Gaëtan Roussel, Hervé, Izia, etc. Le titre de son disque Sous un soleil énorme, soucieux du climat, se réfère avant tout au vers de René Char : "La lucidité est la blessure la plus proche du soleil." Et voici ce qui sûrement définit Bernard : la lucidité, mais aussi la tendresse… Celle d’un homme qui a su trouver sa place dans le monde. 

Bernard Lavilliers, Sous un soleil énorme (Romance Musique / Universal Music France) 2021

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