Un Olympia pour Moustaki : dix ans sans lui
Hier soir, 3 mai 2023, Pia Moustaki, fille du “pâtre grec” Georges Moustaki, réunissait sur la scène de l’Olympia, 24 artistes pour honorer la mémoire de son père disparu dix ans plus tôt. Un concert avec de beaux moments de grâce, qui ressuscitait l’âme du poète.
Les notes d’un accordéon rebondissent à pas feutrés sur l’emblématique rideau de velours rouge de l’Olympia. Une valse vagabonde. Des parfums d’ailleurs baignent les rangées de fauteuils. À ces quelques notes, grains de sable, poignées d’étoiles, on reconnaît déjà sa patte, son élégance : Moustaki.
La tenture s’ouvre sur l’orchestre, composé de certains des musiciens qui l’accompagnèrent, au rang desquels l’orfèvre brésilien de la guitare, Toninho do Carmo. Le voyage commence, guidé par le Monsieur Loyal de la soirée, le musicien et animateur Yvan Cujious et la maîtresse de cérémonie Pia Moustaki, fille du poète. L’événement célèbre les dix ans de la mort de son père – “dix ans qu’il ne nous a pas quittés !”, répète-t-elle à l’envi – mais aussi son anniversaire de naissance. Ce 3 mai, l’illustre Georges aurait soufflé ses… 89 bougies.
Pour l’occasion, sa fille a donc réuni une tribu, une “famille” d’amis chanteurs, d’héritiers symboliques – 24 artistes au total – pour illuminer ses chansons d’autres couleurs. L’ensemble, 2 heures durant, souffre pourtant d’un manque de cohésion, de trame narrative, peut-être de scénographie. Le concert évoque une “kermesse”, un “feu de camp” à la bonne franquette : une soirée tressée de bric et de broc, où les ratés côtoient heureusement les moments de grâce, comme ces excellents paysages tissés sur les cordes du guitariste de jazz Sylvain Luc, en solo.
Quelques fantômes et de grands voyages
Au début du show, Pia Moustaki, avec sa voix de titi parisienne, entonne Milord, tube planétaire qu’avait composé son père pour son amour fou, Piaf. Sur l’Olympia, planent alors les fantômes : celui de la “môme”, qui hante encore les lieux, celui de Georges qui y avait ses quartiers... Parmi les clins d’œil historiques émouvants, il y eut aussi l’apparition furtive sur scène de Marcellina, la “sorellina”, la petite sœur de Moustaki, et les tours de chants de deux autres “filles de géants” : Dominique Dimey et Célia Reggiani.
Durant le concert, c’est Moustaki le voyageur, le vagabond qui prit le pas sur ses autres visages. Ce fut Bahia, interprété par JP Nataf ; Où mènent ces routes devant moi, pris à bras le corps avec un soupçon de rock’n’roll par Gaben, prix Moustaki 2022 ; ou De Shanghai à Bangkok emmenée avec panache par la charismatique Rosemary Standley. Et il y eut cet incontournable symbole des révolutions, Portugal (fado tropical), porté par l’une de ses ex-choristes, Maria Teresa Ferreira.
Au gré des quelques et inévitables faux pas, on se surprend à penser qu’il n’y a décidément rien d’évident à reprendre Moustaki, tant sa voix de velours, ses révolutions nonchalantes, son art de swinguer, de surfer l’air de rien sur des musiques métissées, son grain de poésie lové au creux de son chant, restent ancrés dans les mémoires collectives. Faut-il alors tenter de lui rester fidèle, ou au contraire prendre la tangente ?
Au jeu de l’esprit qui lui ressemble, Cyril Mokaiesh, auteur d’un disque en hommage au maître, Le temps de vivre, à paraître le 12 mai, s’en tire bien avec sa reprise du Métèque. Cali, lui aussi, copain de Moustaki, qui l’avait accompagné sur cette même scène, où il avait, dit-il, déployé ses “larges ailes blanches”, livre une version solaire, sensible, douée d’une joie enfantine, de Nous n’étions pas pareil, en duo avec Pauline Croze. Et s’approprie avec une belle poigne et les coudées franches l’utopique et révolutionnaire Nous voulions. En revanche, Agnès Jaoui et JP Nataf, sûrement hantés par cet iconique duo Barbara-Moustaki, ne livrent qu’une pâle copie, ni assez forte, ni assez fragile, ni assez lumineuse, ni assez fêlée de La longue dame brune.
Les beaux sortilèges : Moustaki revisité
Globalement, les surprises vinrent des pas de côtés, des quelques irrévérences, de la prise de distance. Premier sortilège jeté par CharlElie Couture, qui offre une relecture de Sarah, un thème chéri dès son enfance. De sa voix traînante, sur des grappes de piano en cascade, il fait trébucher et rebondir, avec un charme fou, les mots précieux de la chanson. Deuxième magie : Elodie Frégé, devenue emblème de la “Révolution permanente”, poing levé, hanches ondulantes et talents aiguille, empoigne Sans la nommer, avec une ardeur de passionaria, un grain de folie, et une intelligence sans faille.
Et puis, il y a Enzo Enzo, gracile clownette blanche, qui s’attaque avec délicatesse et ce qu’il faut d’humour et de fantaisie à ce titre méconnu, un peu loufoque, un peu bancal, du répertoire du maître, une chanson qui lui ressemble : J’improvise. Avant de poursuivre sur un duo de tendresse, de lumière, un titre taquin et amoureux, avec Kent – Il n’y a plus d’amandes. Lequel Kent, dandy classieux, se révèle magistral d’élégance et de justesse, sur le mythique Il est trop tard.
Un beau moment aussi s’est levé avec Gauvain Sers qui, sur Chanson-Cri, porte fier ce flambeau de l’engagement. Et puis il y a Yves Jamait. Yves Jamait, dont la voix rocailleuse, blessée, rugueuse, se situe à mille lieues de celle de Moustaki. Et c’est exactement ce qu’il fallait. Quelle émotion, quelle chair de poule, lorsqu’il se met à chanter Grand-Père, avec son propre regard, sa propre écorce… Et quelle sublime version du Facteur, grandiose et mélodieuse, en complémentarité parfaite avec Rosemary Standley !
Enfin, Moustaki se chante avec l’accent toulousain, porté par Mouss et Hakim, qui rappellent la force, la puissance de ses mélodies imparables, avant de chanter La marche de Sacco et Vanzetti reprise en chœur par le public. Et les deux lascars, ex-Zebda, de s’élancer à plein poumon dans leur reprise de Nous sommes deux, en forme de match de boxe, de célébration jubilatoire, durant laquelle tous les autres artistes les rejoignent sur scène.
La soirée s’achève sur des tubes comme La Philosophie, ou Donne du rhum à ton homme, sur laquelle tombe le rideau, tandis que les artistes se déhanchent. Dans le public, Ma Liberté est réclamée. En vain. Au final, ce voyage chez Moustaki nous a rappelé l’hédonisme joyeux de l’artiste, sa poésie inaltérable, ses engagements solides chantés tout en douceurs, et surtout son éternelle jeunesse, son éclatante modernité.
_________________________________________________________________________________________________________________________________________________
Trois questions à … Cyril Mokaiesh
Le chanteur de 38 ans sort le 12 mai, un album de reprises des chansons du maître, Le temps de vivre.
RFI Musique : Comment vous est-venue l’idée de reprendre Moustaki ?
Cyril Mokaiesh : Petit à petit, en découvrant sa vie, dans laquelle j’entrevois des similitudes, avec ce que j’imagine de la mienne… Il a posé les pierres d’un chemin sur lequel, en tant que jeune artiste, on a envie de marcher. Sa naissance en bordure de Méditerranée (comme moi !), son esprit baroudeur, son amour immodéré de la poésie, son engagement, m’ont toujours touché. Il arrive à faire passer des messages parfois doux, parfois durs, avec une sorte de tendresse, de féminité à laquelle je suis sensible.
À quoi faut-il être attentif lorsqu’on le chante ?
Son répertoire, composé de plusieurs centaines de chansons, est d’une telle richesse, d’une telle vérité, d’une telle simplicité qu’il est aisé de s’y sentir vite bien au chaud. Alors, bien sûr, il s’agit de trouver la juste distance, ni trop loin, ni trop proche. J’aime cette idée de m’approprier les chansons des anciens, de célébrer ceux qui m’ont précédé. À ma façon.
Moustaki est-il, pour vous, toujours aussi moderne ?
Bien sûr ! Des chansons comme Ma solitude, Ma liberté n’ont pas pris une ride. Et Portugal, si tu changes les noms de lieux, sonne toujours d’actualité. Tu remplaces le Vietnam par l’Ukraine, le Portugal par l’Iran… Au final, les révolutions se suivent et se ressemblent ! Il avait cette force d’en parler sans être trop revendicatif. Il conservait sa juste place d’artiste, d’observateur, de témoin de son époque, qui touchait à l’universel.