Ariel Tintar : chanson créole, chemin vers soi
Il nous avait bouleversés à Marseille, lors du Babel Music XP. Auteur d’un premier EP d’une grande élégance, Ariel Tintar, 33 ans, révèle ses chansons tropicales et métissées. L’occasion de remonter les fils de son identité.
25 mars à Marseille, marché et festival Babel Music XP, 20h00. Sur scène, un jeune homme d’allure timide, lunettes rondes et tresses plaquées au crâne, nez collé au piano en tête-à-tête intense avec lui, arrachait des larmes d’émotion à une poignée de journalistes, suspendus à son chant. Voir Ariel Tintar, ce soir-là, relevait d’une sorte de miracle : l’éclosion d’un talent fou, à peine sorti du cocon.
Certes, il y avait des fragilités dans sa prestation, pas encore tout à fait mature, des glissements, des failles, mais à travers lesquelles jaillissaient la lumière et le tourbillon de vents contraires : un groove tellurique suivi d’un jeu de piano d’une délicatesse et d’une virtuosité infinie, un créole guadeloupéen frotté à une poésie française aux mots soigneusement pesés, des blessures d’écorché vif nimbées de pudeur, une voix qui volette des cavernes aux sommet, un ouragan symphonique qui se mue en une estampe, des jeux de langues, jeux de rythmes qui claquent… On pourrait citer des influences... Gainsbourg, peut-être ? L’exercice serait vain… À 33 ans, Ariel possède déjà sa singularité… Et ce concert sonnait comme une émancipation. Pour en avoir le cœur net, nous l’avons rencontré, dans la fourmilière de l’événement. Et parmi le tintamarre, le chanteur apparaît calme. Déterminé.
Les mensonges d’Ariel
D’emblée, pourtant, on se méfie, se rappelant l’une de ses chansons, Seconde peau, titre de son EP : "Comme une soif soudaine, j’ai besoin de mentir, et que les mots m’entraînent, je mens comme je respire." Cette rencontre nous mènera-t-elle sur les traces de "sa" vérité, ou faut-il voir, derrière ses hypothétiques racontars, l’essentiel ? Ariel brouille les pistes. Et nous le suivons dans sa quête, pleine de méandres, tressée d’autant de questions que de réponses.
Sa prime enfance, il la passe à Fort-de-France avant de déménager à Bordeaux. Son père s’abreuve de chansons françaises "des années 1930" (rigole-t-il) – Charles Trenet, Michel Fugain, Joe Dassin – et de musique classique – Debussy, Liszt, Ravel… Sa mère, elle, raffole de musiques caribéennes, Kassav’ en tête. Pour ce jeune pianiste, inscrit en Classe à Horaires Aménagés Musique (Cham), les deux coups de foudre musicaux viennent d’ailleurs : premier EP des Strokes, "un choc, en boucle sur ma platine", et concert de Zouk Machine, sur le parvis de la gare Saint-Jean, où s’emmêlent dans le grand chaudron de l’expérience enfantine, "les bruits, les odeurs, et la langue créole, si familière…"
Dans ce grand écart, il passe sa médaille de piano classique à 14 ans, avant la crise d’adolescence : arrêt total de la musique, et tentative infructueuse d’une fac d’anglais ("Ridicule !"). Avant de reprendre raison et de retourner aux choses sérieuses, version jazz et musiques actuelles.
À Bordeaux, il se professionnalise, joue des centaines de dates avec le groupe de pop française Pendentif, avec Babe, avant de monter à Paris, pour se produire comme pianiste et accompagnateur aux côtés d’Angèle, Charles X et Crystal Murray.
Trouver son langage
Pourtant, au cœur de ses expériences, le jeune homme se cherche. Ce sera un premier essai, au nom d’Ariel Ariel, peu convaincant : "J’avais ce fantasme d’un truc qui marche, d’un tube, un délire comme ça… Je bricolais de la pop électro indie, un concept passe-partout, qui ne veut rien dire... Ce n’était pas moi. J’ai dû me reconcentrer..." Alors il creuse, reprend son patronyme, jusqu’à ce que son manager lui confirme qu’il a peut-être trouvé sa voie, proche de son identité artistique.
Alors qui est-il, Ariel Tintar ? Le premier indice se niche au creux de son amour de la chanson. Une chanson créole voyageuse, ouverte aux courants du large, qui accoste, au fil de ses escales, les rives du Brésil, du Portugal, d’Essaouira. "Peu importe la langue et l’origine… j’aime le challenge que requiert cet art : exprimer, avec discipline et précision, le maximum d’histoires, de sentiments en une économie de mots.", éclaire-t-il. Il y a aussi, chez lui cette oscillation permanente entre le français, langue ouvragée, de la poésie séculaire, travaillée avec tant de minutie, et le créole, spontané, émotionnel, jailli du corps. Et il y a surtout cette quête inlassable d’un son, qui synthétiserait toutes ses influences…
De la créolité, du mélange, de la somme des sources et des horizons, des héritages et des prospectives, il forge ses atouts. Son premier EP en témoigne, qui dessine par ses chansons chaloupées, la géographie musicale de ses territoires, de sa dualité, auparavant problématique, aujourd’hui assumée : le guincheur Taxi Caraïbes, l’aérien et poétique Es ou ka sonjé ou l’allégorique Irma, sur le cyclone de 2017 comparé à une femme : "Dans la nuit de ta peau, toute l’île se déshabille, sous ton fouet, ton lasso, le cœur nu des Antilles (...) Tes hanches impatientes dansent l’apocalypso".
Seconde peau
Et puis, il y a, au cœur de ses voyages, l’affleurement de ses blessures intimes. L’un de ses titres, le bouleversant Missié Bolo, décrit l’existence d’un douanier zélé, assujetti à ses supérieurs blancs, à ses collègues, qui le traitent de "macaque". L’histoire de son père… "Comme le personnage de cette chanson, il a subi ce racisme, mais sans jamais vraiment le ressentir, rapporte Ariel. Il avait intériorisé cette affirmation : son infériorité. Une croyance que j’avais aussi intégrée. Pour réussir, je devais être l’ami des blancs. On m’emmenait à l’opéra, mais je vivais en cité. On voulait à tout prix me faire changer de classe sociale, voire de classe mentale…". Et voici peut-être pourquoi il ment, pourquoi il endosse cette "seconde peau" : "Un moyen de protection contre les décalages que je subissais. Je m’inventais une vie pour me sentir digne…"
Aujourd’hui, sa chanson, en équilibre entre le verrouillage et le lâcher prise, si pleine de morceaux de poésie, fait office de réconciliation, de libération. "C’est un cheminement vers moi-même", souffle-t-il. Et c’est peut-être pour cela qu’il nous touche tant.
Ariel Tintar, EP Seconde peau (D&A) 2022
En concert le mercredi 31 mai 2023 au 360 Music Factory à Paris.
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