
Blues, Gospel, Negro Spirituals, Jazz, Rhythm & Blues, Soul, Funk, Rap, Reggae, Rock’n’Roll… l’actualité de la musique fait rejaillir des instants d’histoire vécus par la communauté noire au fil des siècles. Des moments cruciaux qui ont déterminé la place du peuple noir dans notre inconscient collectif, une place prépondérante, essentielle, universelle ! Chaque semaine, l’Épopée des musiques noires réhabilite l’une des formes d’expression les plus vibrantes et sincères du XXème siècle : La Black Music ! À partir d’archives sonores, d’interviews d’artistes, de producteurs, de musicologues, Joe Farmer donne des couleurs aux musiques d’hier et d’aujourd’hui.
Réalisation : Nathalie Laporte
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Calvin Russell, l’impénitent texan
Calvin Russell a été un chanteur et guitariste acclamé en France, dès les années 1990. Ce bluesman inspiré, dont le visage cabossé traduisait une existence chahutée, était parvenu à séduire les amateurs de musique enracinée dans la culture populaire américaine. Les accents country de ses compositions, les envolées électriques de son répertoire et la rugueuse profondeur de sa voix l’identifièrent très vite comme un artiste authentique et sans concession. Calvin Russell nous quittait, il y a 10 ans. Sa destinée mérite d’être à nouveau contée…
Bien qu’il fut un instrumentiste pétri de blues, Calvin Russell ne prétendait pas être un bluesman. Il appréciait le répertoire de ses contemporains noirs-américains, mais ses origines amérindiennes lui imposaient d’être honnête avec lui-même et de ne pas s’approprier un patrimoine qui ne lui appartenait pas. Ce personnage respectueux des traditions et attaché à sa propre culture eut une destinée chaotique qui ressemblait bigrement à celle de la communauté afro-américaine au XXe siècle ou, tout simplement, à celle des petites gens rejetées par le système économique impitoyable américain. Calvin Russell semblait éprouver la douleur de tout un peuple, de ces classes sociales démunies qui survivent aux États-Unis, faute de pouvoir trouver leur place au sein d’une nation toujours plus divisée.
Lorsque Calvin Russell voit le jour, le 1er novembre 1948, à Austin dans le Texas, le paysage musical américain est à l’aube d’une révolution générationnelle qui va faire le tour de la planète. La country blanche et le blues noir s’entrechoquent. Le swing du jazz et les cantiques religieux du gospel se défient. Il ne manque plus que l’étincelle du rock’n’roll pour que la fusion des genres se produise et emporte tout sur son passage. Elvis Presley sera le dénominateur commun de toutes ces chapelles qui résistent à l’entente cordiale. La ségrégation raciale est une réalité incontournable durant ces années de bouillonnement artistique et les gardiens du temple, qu’ils soient issus de la country ou du blues, ne veulent pas voir un gamin de 20 ans piétiner leurs plates-bandes en adoptant une tonalité qui n’est pas la sienne. Pourtant, au cœur des années 50, Elvis devient le King et Calvin Russell, qui n’a pas 10 ans, entend sur les ondes cette drôle de musique dont il s’inspirera généreusement des décennies plus tard.
Tandis qu’Elvis Presley adapte sans vergogne That’s all right mama, le classique du bluesman noir Arthur big boy Crudup, Calvin Russell grandit à Austin (Texas) au milieu de ses huit frères et sœurs. Très tôt, il participe aux tâches quotidiennes dans le Sho Nuff Café, le bar que tiennent ses parents. À 12 ans, il apprend la guitare et monte son premier groupe amateur les "Cavemen" . Puis, il s’échappe de la pression familiale à 15 ans et tente une nouvelle vie à San Francisco. Il n’est qu’un adolescent en quête d’identité et commence à défier les règles et les autorités. Il sera souvent arrêté pour des délits mineurs jusqu’à ce qu’il se retrouve en prison pour trafic de drogue. La loi est sévère aux États-Unis et Calvin Russell passera plusieurs années incarcéré. Ces séjours dans les geôles américaines lui apporteront une forme de tempérance que les années poliront encore davantage. Pour autant, son esprit rebelle et son désir ardent d’être un musicien reconnu ne le quittent pas. Il donne des concerts aux quatre coins du pays et, à force de persévérance, le miracle se produit.
En décembre 1989 au "Continent Club" d’Austin dans le Texas, Calvin Russell se produit seul avec sa guitare sans que personne ne s’intéresse vraiment à lui sauf Patrick Mathé, le patron du label français "New Rose", de passage dans la région. Il remarque ce drôle de personnage dont les accords de blues et la voix ténébreuse parviennent jusqu’à ses oreilles. Il décide alors d’aller lui parler et lui demande de lui fournir une cassette qu’il pourrait rapporter à Paris. Un an plus tard, le premier album de Calvin Russell voit le jour. Il s’appelle A Crack in Time. L’accueil du public français pour ce disque est instantané. En l’espace de quelques mois, les amateurs de blues, de rock, de country, acclament ce chanteur et guitariste américain dont la vie tumultueuse crée un élan de sympathie et une forme de solidarité populaire. Bien que peu bavard à son arrivée en France, Calvin Russell prendra goût à cette nouvelle vie européenne et accordera de nombreuses interviews tant son parcours intriguait.
Calvin Russell était à la croisée des chemins, entre la country, le rock et le blues. Il était un vrai connaisseur des musiques patrimoniales américaines mais ne voulait pas entrer dans une catégorie et s’octroyer la paternité d’un style, d’un genre ou d’un héritage. Il avait beau rechigner à se présenter comme un bluesman, il avait une perception très juste de cette forme d’expression née de la douleur de l’homme noir à la fin du XIXe siècle aux États-Unis. Il savait décrire les différentes facettes de ce vocabulaire musical américain. En 20 ans, Calvin Russell était devenu une personnalité reconnue dans le monde du rock et du blues en France. Jamais il n’aurait imaginé, alors qu’il se débattait pour exister sur les scènes américaines, pouvoir traverser l’Atlantique et se retrouver à Paris, une ville qu’il ne voyait que dans ses rêves. À l’Olympia, en 1993, Calvin Russell était aux anges. Il se produisait sur la même scène qu’Edith Piaf dont il était un admirateur de longue date.
Il y aurait 1 000 façons de présenter Calvin Russell : bluesman, rockeur, ancien repris de justice, poète, activiste, mais le terme de "troubadour folk" lui collait à la peau. Il était un conteur qui avait une passion pour les belles lettres, la poésie, le choix des mots. La France a définitivement donné à Calvin Russell un nom et une notoriété indiscutable. Mais qu’en est-il des États-Unis ? Ont-ils reconnu la valeur de l’un des leurs ? 10 ans après sa disparition, il semble que Calvin Russell soit resté un inconnu pour le grand public américain. Il fallait juste savoir déceler la bonté du personnage. Il y avait en lui l’humeur gospel d’un homme en quête d’une liberté, peut-être, spirituelle. En tout état de cause, Calvin Russell était un progressiste qui fustigeait les positions politiques trop radicales. Il eut le temps de voir l’accession de Barack Obama au pouvoir, mais restait attentif et conservait cette part de méfiance vis-à-vis des institutions gouvernementales américaines. Il était un homme du peuple et appelait à un changement profond. Calvin Russell n’aura pas vu la réélection de Barack Obama, l’arrivée au pouvoir de son farouche opposant Donald Trump, ni celle du démocrate Joe Biden. Il nous a quittés le 3 avril 2011, il y a 10 ans, à l’âge de 62 ans, victime d’un cancer du foie. Sur l’un de ses derniers albums Unrepentant (L’insoumis), il avait enregistré Don’t Want to go to Heaven (Je ne veux pas aller au paradis). Se savait-il déjà malade ? Refusait-t-il l’inéluctable ? Ou défiait-t-il les prêcheurs américains tout-puissants ? La tonalité blues profane de ce titre nous donnait peut-être déjà la réponse…