
Blues, Gospel, Negro Spirituals, Jazz, Rhythm & Blues, Soul, Funk, Rap, Reggae, Rock’n’Roll… l’actualité de la musique fait rejaillir des instants d’histoire vécus par la communauté noire au fil des siècles. Des moments cruciaux qui ont déterminé la place du peuple noir dans notre inconscient collectif, une place prépondérante, essentielle, universelle ! Chaque semaine, l’Épopée des musiques noires réhabilite l’une des formes d’expression les plus vibrantes et sincères du XXème siècle : La Black Music ! À partir d’archives sonores, d’interviews d’artistes, de producteurs, de musicologues, Joe Farmer donne des couleurs aux musiques d’hier et d’aujourd’hui.
Réalisation : Nathalie Laporte
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Souvenirs de Ray Brown
Il y a 20 ans, le contrebassiste afro-américain Ray Brown disparaissait à l’âge de 75 ans. Ce gentleman du jazz avait traversé le XXème siècle au contact des grandes figures d’antan. Époux de la célèbre Ella Fitzgerald, il s’illustra à ses côtés sur scène et sur disque mais fut aussi un accompagnateur de luxe auprès de Billie Holiday, Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Sonny Rollins, Duke Ellington ou Oscar Peterson, entre autres... Le récit de sa vie est un témoignage patrimonial essentiel. Nos archives l’ont préservé jusqu’à ce jour.
Lorsque Ray Brown voit le jour en 1926, c’est le début de l’ère swing aux États-Unis. Les grandes formations font danser l’Amérique et certains chefs d’orchestre se distinguent déjà, notamment Duke Ellington qui deviendra un pianiste et compositeur de renommée internationale. Le petit Raymond Matthews Brown va donc grandir à l’écoute de ce jazz trépidant que l’on apprécie dans la maison familiale. L’environnement sonore dans lequel Ray Brown évolue, durant sa jeunesse, l’encourage à devenir musicien. C’est le trompettiste Dizzy Gillespie qui lui donne sa chance et, très vite, Ray Brown montre des aptitudes certaines pour l’interprétation mélodique à la contrebasse. Nous sommes à l’aube des années 50 et, déjà, ses goûts s’affirment. Il s’inspire de ses contemporains et prend progressivement conscience que son jeu repose sur l’enseignement de ses aînés. "Quand j’étais gamin, j’avais beaucoup d’idoles et j’ai eu le privilège de pouvoir jouer avec certaines d’entre elles. J’écoutais les disques de Duke Ellington, de Count Basie, de Coleman Hawkins, de Benny Carter, et quelques années plus tard, je jouais à leurs côtés. Quand j’étais petit, Count Basie était venu donner un concert avec son grand orchestre dans ma ville natale. Je devais avoir 9 ou 10 ans. Il est resté deux mois dans un grand hôtel de Pittsburgh où il jouait l’après-midi, à l’heure du thé, et le soir pour la bourgeoisie blanche de l’époque qui s’encanaillait dans les dancings. Après l’école, je me précipitais dans cet hôtel et je restais des heures à côté du piano de Count Basie pour écouter cet orchestre qui me fascinait. Il y avait là, la crème des musiciens jazz d’alors : le guitariste Freddie Green, le batteur Jo Jones, le contrebassiste Walter Page, le trompettiste Harry Sweets Edison, le saxophoniste Lester Young. Qui aurait pu dire que je me retrouve à jouer avec eux des années plus tard ? J’ai donc la fierté de pouvoir dire qu’il m’est arrivé souvent de côtoyer les grandes figures de l’Épopée des musiques noires. J’ai, par exemple, enregistrer un album entier avec Duke Ellington. Et l’un de mes plus grands souvenirs sur scène fut de jouer aux côtés de Dizzy Gillespie et Charlie Parker. Ce fut le plus grand frisson de ma vie". (Ray Brown au micro de Joe Farmer)
Converser avec Ray Brown était l’opportunité de se plonger dans l’histoire du jazz. Pour autant, il ne voulait pas seulement regarder dans le passé. Pour lui, le patrimoine culturel issu de la communauté africaine-américaine devait être choyé et constamment magnifié. Ray Brown avait tant de qualités humaines et professionnelles qu’il devint un acteur majeur dans la préservation d’un art auquel il dédiera toute sa vie. Son expertise ne souffrait aucune contestation. Son avis était précieux et toujours réfléchi. N’avait-il pas suffisamment écumé les scènes du monde entier pour s’autoriser un avis définitif sur telle ou telle forme d’expression ? Quand Ray Brown s’exprimait, il fallait juste se taire et écouter. "Je cherche vraiment à faire vivre cette musique. Je veux la transmettre aux jeunes. Il faut qu’ils apprennent à la chérir. C’est une mission pour chacun d’entre nous. Votre image en tant qu’artiste n’a que peu d’importance mais votre empreinte doit résister à l’érosion du temps. Les révolutions musicales ne surgissent pas très souvent. Qui sont les vrais innovateurs ? On peut les compter sur les doigts de la main. Prenons, par exemple, les trompettistes. Les vrais créateurs s’appellent Louis Armstrong, Roy Eldridge, Dizzy Gillespie, Miles Davis, et peut-être Wynton Marsalis. En l’espace d’un siècle, nous n’avons eu que quatre ou cinq vrais innovateurs. Tous les autres trompettistes ne font que s’inspirer de ces quatre ou cinq virtuoses absolus. Tout cela pour vous dire qu’il n’existe pas tant de musiciens révolutionnaires. Il y a quelques génies qui sortent du lot mais tous les autres ne sont que des héritiers. Je suis sûr qu’il y aura d’autres grands musiciens dans l’avenir mais nous ne les verrons pas apparaître toutes les 10 minutes. Ceux que vous croyez être des stars sont créés par les médias, les journaux, les télévisions et les radios. Leur image est totalement préfabriquée et leur valeur reste à prouver". (Ray Brown – Novembre 1996)
Ray Brown nous a quittés le 2 juillet 2002, il y a 20 ans, à l’âge de 75 ans. Il avait décidé de faire une sieste avant un concert à Indianapolis. Il ne se réveilla jamais. L’un de ses principaux disciples s’appelle Christian McBride. Il a pleinement conscience du poids de l’héritage. "Que je le veuille ou non, je porterai en moi la tradition du jazz. Je n’ai pas l’obligation de jouer comme Ray Brown ou d’évoluer dans la formation traditionnelle du trio comme il le fit. En revanche, il est de mon devoir de faire savoir qui était Ray Brown et ce n’est pas en reproduisant son répertoire que je le ferai mieux connaître. Frank Sinatra n’a pas cherché à perpétuer la tradition de Bing Crosby, il a créé sa propre identité. Ray Brown n’a pas seulement suivi les pas de Jimmy Blanton, il s’est forgé sa culture. Je fonctionne de la même manière même si, tant que je le pourrai, je dirai à quel point Ray Brown a compté pour moi et a influencé l’art de la contrebasse et du jazz en général". (Christian McBride sur RFI – 2003).