
Blues, Gospel, Negro Spirituals, Jazz, Rhythm & Blues, Soul, Funk, Rap, Reggae, Rock’n’Roll… l’actualité de la musique fait rejaillir des instants d’histoire vécus par la communauté noire au fil des siècles. Des moments cruciaux qui ont déterminé la place du peuple noir dans notre inconscient collectif, une place prépondérante, essentielle, universelle ! Chaque semaine, l’Épopée des musiques noires réhabilite l’une des formes d’expression les plus vibrantes et sincères du XXème siècle : La Black Music ! À partir d’archives sonores, d’interviews d’artistes, de producteurs, de musicologues, Joe Farmer donne des couleurs aux musiques d’hier et d’aujourd’hui.
Réalisation : Nathalie Laporte
Retrouvez la playlist de l'Épopée des musiques noires sur Deezer
Toni Green, l’âme de Memphis
La chanteuse Toni Green a vécu le mouvement des droits civiques américains alors qu’elle n’était qu’une adolescente pleine d’énergie. À Memphis, dans les années 60, elle était déjà une forte tête bien déterminée à se faire respecter. Des décennies plus tard, son témoignage est précieux et son nouvel album Memphis Made restitue cette flamme soul sudiste qui a accompagné la rébellion des Afro-Américains, il y a 60 ans. Rencontrée en juillet 2022 à Sète, durant sa tournée européenne estivale, Toni Green nous conte son épopée et celle de ses contemporains.
Depuis 50 ans, Tony Green incarne une ville éminemment symbolique dans «L’Épopée des Musiques Noires», Memphis (Tennessee), là où la Soul-Music de Stax Records vit le jour, là où Otis Redding enregistra ses premiers grands classiques, là où Elvis Presley fit ses débuts discographiques, là où Martin Luther King livra son dernier discours, là où il fut assassiné. Memphis est un carrefour historique et culturel majeur aux États-Unis. Toni Green est une figure essentielle de cette ville. Elle défend sa terre natale et ce patrimoine sonore devenu universel : «C’est une ville chargée d’histoire. Toutes les musiques que vous entendez à longueur de journée proviennent de cette ville. Le rock‘n’roll, le gospel, le rhythm & blues, sont issus de Memphis. Et n’oublions pas l’aspect politique de cette ville. Martin Luther King est évidemment un symbole de résistance mais il existait, et il existe toujours, des mouvements militants puissants toujours prêts à refaire surface à Memphis. Cette force de revendication a inspiré la communauté noire dans le monde entier. Cela fait partie de notre ADN. Nous ne cessons de réaffirmer qui nous sommes. Nous sommes fiers de notre ville. On présente trop souvent le sud des États-Unis de manière caricaturale. Ce n’est pas une région aussi détestable que certains peuvent le dire. Pour moi, Memphis représente parfaitement le Sud. C’est un ensemble d’éléments divers, de personnalités contrastées, qui ont fait la légende de cette ville». (Toni Green au micro de Joe Farmer)
Toni Green a des convictions et les exprime avec force. Quand elle évoque la culture populaire afro-américaine, le ton de sa voix devient plus péremptoire. Elle veut être juste et faire jaillir la vérité. Il faut dire que cette âme sensible et insoumise a appris à se protéger, à faire face aux obstacles et à l’adversité. Rappelons que Toni Green n’était qu’une gamine lors des échauffourées, parfois violentes, entre Blancs et Noirs, outre-Atlantique, il y a 60 ans, mais elle avait déjà en elle cette détermination et ce sacré tempérament. Lorsque Martin Luther King est abattu au Lorraine Motel de Memphis, le 4 avril 1968, Toni Green a 16 ans et devient instantanément une activiste. «Nous étions à l’école et nous étions furieux d’apprendre cette nouvelle. Nous avons protesté et nous avons refusé de retourner en classe. Nous étions bouleversés. Nous n’étions que des adolescents et nous n’avons cessé de pleurer. Le professeur nous a incités à retourner en classe mais c’était impossible. Nous étions dans une des rares écoles où Blancs et Noirs pouvaient étudier ensemble. Le directeur du lycée et ses assistants étaient des Blancs et, au-delà de la défiance que nous avions ce jour-là à leur égard, c’est une douleur profonde qui nous a fait réagir. Nous voulions qu’ils nous écoutent, une bonne fois pour toutes ! Finalement, le directeur de l’école est venu me voir et m’a dit : «Toni, j’ai bien vu que tu étais à l’initiative de cette rébellion. Je veux que tu cesses immédiatement cette agitation. Si tu le fais, je suis sûr que tes camarades suivront». Je ne m’étais jamais considérée comme leader d’un mouvement, je pensais seulement dire la vérité. J’ai évidemment refusé de cesser le combat. La réaction du chef d’établissement ne se fit pas attendre : «Si tu continues à t’entêter, je n’aurai pas d’autres choix que de t’exclure de l’école». Je lui ai répondu : «Eh bien, excluez-moi ! Je ne baisserai jamais les bras ! Martin Luther King vient d’être assassiné et vous ne ressentez même pas la colère de vos élèves ?». À la fin de la journée, je l’ai recroisé et j’ai constaté qu’il avait les larmes aux yeux. Son assistante est venue me voir et m’a dit : «Il ne pouvait pas comprendre ce que vous ressentez car il n’a pas vécu votre vie». Je lui ai répondu : «Vous avez parfaitement raison !». Cette journée a été l’une des plus difficiles pour nous tous. Il y avait 350 élèves noirs, 90 élèves blancs dans cette école. Il fallait que nous nous dressions une bonne fois pour toutes contre les abus de pouvoir auxquels nous étions confrontés quotidiennement». (Toni Green sur RFI)
En reprenant, sur son dernier album, les mots de la militante afro-américaine, Fannie Lou Hamer, Tony Green rend hommage à tous ceux et à toutes celles qui se sont levés contre les disparités sociales et s’inscrit dans ce perpétuel combat. Lors de notre intense conversation de juillet 2022, Toni Green, 70 ans, paraissait toujours aussi engagée à faire bouger les lignes et à obtenir justice : «Je suis désormais une femme âgée et je continue à croire en la lutte sociale. Je ne veux pas avoir peur de porter l’héritage de mes aînés et de mes contemporains. Les femmes qui ont souffert dans le passé sont en moi. Je pense à Bessie Smith, Maria Callas, Nina Simone, Joséphine Baker, Billie Holiday, Sarah Vaughan, Ella Fitzgerald, etc. Je pense que la rébellion vient d’abord de ce que vous avez dans le cœur ! Ma grand-mère était une battante, mon arrière-grand-mère aussi. Même si elle n’avait pas à l’époque le renfort des médias pour se battre, elle avait une opinion et n’hésitait pas à l’exprimer. Accepter le déni de votre identité, c’est comme creuser votre propre tombe. Il ne faut jamais accepter cela. Il existe heureusement toujours des bonnes âmes en ce monde qui nous veulent du bien. Je ne crois pas que nous subissons tous des préjugés. Il faut savoir faire la part des choses. Et j’ai toujours réfléchi ainsi depuis mon enfance. Cependant, je pense qu’une bonne partie de la classe politique a ouvert une boîte de Pandore en laissant les émotions négatives se répandre tel un venin. Il faudra une réponse solide pour contrer les forces du mal. Il faudra le soutien intègre et digne des hommes et femmes de bonne volonté pour s’opposer et dire : «Non ! Vous ne pouvez agir ainsi !». Il est de notre devoir de se révolter à haute voix». (Toni Green, 21 juillet 2022)
Tony Green se produira le 23 novembre 2022 au New Morning à Paris pour présenter Memphis Made, son dernier album, au public parisien.