
Blues, Gospel, Negro Spirituals, Jazz, Rhythm & Blues, Soul, Funk, Rap, Reggae, Rock’n’Roll… l’actualité de la musique fait rejaillir des instants d’histoire vécus par la communauté noire au fil des siècles. Des moments cruciaux qui ont déterminé la place du peuple noir dans notre inconscient collectif, une place prépondérante, essentielle, universelle ! Chaque semaine, l’Épopée des musiques noires réhabilite l’une des formes d’expression les plus vibrantes et sincères du XXe siècle : La Black Music ! À partir d’archives sonores, d’interviews d’artistes, de producteurs, de musicologues, Joe Farmer donne des couleurs aux musiques d’hier et d’aujourd’hui.
Réalisation : Nathalie Laporte
Retrouvez la playlist de l'Épopée des musiques noires sur Deezer
Le samedi vers toutes cibles à 14h30, vers Afrique haoussa à 21h30
Le dimanche vers Afrique lusophone à 17h30, vers Prague à 18h30, vers toutes cibles à 22h30. (heures de Paris)
Des Mots et des Notes: le Blues
Si les musiciens impriment leur histoire à travers la poésie des notes, les écrivains narrent leur destinée dans le lyrisme des mots. Parfois, les deux disciplines s’enchevêtrent et la mélodie des uns nourrit la prose des autres. Savoir susciter, par le verbe, l’intérêt d’auditeurs exigeants est un exercice périlleux. Pourtant, nombre d’auteurs ont cogité, analysé, étudié, la place des grandes étoiles afro-planétaires dans notre paysage musical international.
Comment parler de blues sans remonter le cours de l’histoire ? Comprendre la genèse de cette matrice musicale afro-américaine suppose de faire un bond de 100 ans dans le passé. À l’aube du XXè siècle, la communauté noire aux États-Unis doit affronter une ségrégation raciale féroce qui lui interdit de défendre sa place dans la société. Et pourtant, bien avant que le mouvement des droits civiques n’égratigne les certitudes conservatrices, des hommes et des femmes parviennent à faire entendre leurs voix. Ma Rainey fait partie de ces insoumis qui défient l’ordre établi. Les spectacles auxquels elle prend part lui permettent de conjurer le sort et de clamer ses indignations. Certes, le statut d’une artiste noire est fragile à cette époque lointaine. Les brimades, humiliations et caricatures entament souvent l‘énergie et la confiance en soi. Ma Rainey saura dépasser ses doutes et, bien que le militantisme est encore très risqué, elle montrera sa force de caractère en imposant une image triomphante. Steven Jezo-Vannier dessine le portrait très documenté d’une femme libre dont le quotidien pesant ne devait pas contraindre les faits et gestes. Revendiquer son identité était un risque. Ma Rainey le savait, mais rien ni quiconque ne pouvait la museler. Primé en 2023 par l’Académie du jazz en France, le livre « Ma Rainey, la mère du blues » (Éd. Le mot et le reste) est une plongée saisissante dans l’Amérique noire des années 1900.
Bessie Smith fut également une forte femme dont l’aura continue de fasciner ses héritières. Née en 1894 dans le Tennessee, elle connaîtra, comme nombre de ses contemporains, la misère, les frustrations, la solitude, dès sa plus tendre enfance. Livrée à elle-même à l’âge de 9 ans, après la mort de ses parents, elle trouvera la force de grandir auprès de sa sœur Viola. Elle acquiert alors ce caractère entier et rebelle qui fera, bien plus tard, sa renommée. Contrainte, pour survivre, de quadriller ce grand pays hostile qui l’a pourtant vue naître, Bessie Smith a laissé une trace indélébile que revendiquaient Billie Holiday, Nina Simone ou Janis Joplin. Elle fut et reste une icône pour la communauté noire à l’échelle internationale. Son histoire est brillamment restituée par Stéphane Koechlin dans son récit haletant « Bessie Smith, des routes du Sud à la vallée heureuse », paru en 2018 chez Castor Astral.
Évoquer les époques lointaines impose parfois de s’affranchir de la précision temporelle quand les archives n’ont pas documenté certains événements. Il faut alors trouver une parade à l’absence de preuves tangibles. Jonathan Gaudet a préféré la narration romanesque pour dessiner le portrait d’une autre personnalité du blues ancestral, le guitariste et chanteur Robert Johnson. Né le 8 mai 1911 au cœur du Mississippi, Robert Leroy Johnson a longtemps été décrit comme un homme énigmatique, dont la légende tenace veut qu’il ait croisé le diable et vendu son âme en échange d’une virtuosité guitaristique incontestable. Cette fable ne repose évidemment sur aucun fait avéré, mais perdure malgré tout dans l’esprit des conteurs du blues. La réalité est tout autre. Confronté à la dureté de l’Amérique raciste du début du XXè siècle, ce jeune Afro-Américain de la campagne sudiste dut batailler ferme pour exister et faire valoir son talent. Bien que sujette à controverse, la disparition de Robert Johnson en août 1938 rejoint, dans l’imaginaire de Jonathan Gaudet, la thèse la plus souvent envisagée : l’empoisonnement. Cette liberté d’interprétation du réel chiffonnera certainement les partisans de l’authenticité biographique mais qu’importe… Redessiner les contours d’une vie n’altère pas sa valeur. Jouer avec les moments-clé d’une époque révolue participe à sa vigueur présente. C’est ainsi qu’il faut lire « La ballade de Robert Johnson ».
Le blues s’est transformé, a évolué, a mûri, au fil des décennies. L’identifier au début du XXè siècle le figerait dans le temps et le condamnerait à une lecture patrimoniale. Le sociologue Éric Doidy a arpenté le Mississippi pour ressentir la vigueur des artistes contemporains. « Going Down South » (Éd. Le mot et le reste) est un ouvrage dense rythmé de témoignages rugueux, mais authentiques. Que l’on soit à Clarksdale, Holly Springs, Greenville, Indianola, Oxford ou Jackson, une atmosphère particulière règne dans le Mississippi. Cet État, longtemps ségrégationniste, ne parvient pas à se défaire de son passé social, violent et inégalitaire. Lors de ses rencontres, au tournant des années 2000, avec les acteurs du patrimoine sudiste américain, Éric Doidy a ressenti cette âpreté qui semble ne s’être jamais adoucie au fil des décennies. Les portraits qu’il esquisse de tous ces valeureux bluesmen reflètent cette destinée afro-américaine séculaire douloureuse. Face à ces témoins et acteurs de l’Amérique rurale, il a perçu la défiance, la méfiance, mais aussi la simplicité généreuse lors d’échanges finalement chaleureux. Éric Doidy a donc ajouté une pierre à cet édifice de réhabilitation lent, fastidieux, mais tellement utile pour comprendre les enjeux de l’Amérique du XXIè siècle toujours trop rétive à honorer les bâtisseurs de sa grandeur.
Les instrumentistes écrivent des partitions. Les écrivains cadencent les lettres. Ces deux mondes se lisent et s’écoutent…
À lire :
- « Ma Rainey, la mère du blues » (Éd. Le mot et le reste) – 2022
- « Bessie Smith, des routes du Sud à la vallée heureuse » (Éd. Castor Astral) – 2018
- « La ballade de Robert Johnson » (Éd. Le mot et le reste) – 2021
- « Going Down South » (Éd. Le mot et le reste) - 2020.