«Autour d’une mer de larmes», nouvel album de Denez Prigent. Entretien fleuve

Album «Une mer de larmes» Denez Prigent. © Alexandre Kozel

Là, entre les vivants et les morts, entre le visible et l’invisible. Là, monte la plainte éternelle de la Gwerz, magnifiquement incarnée par la voix de Denez. À découvrir sur son 12e album  «Ur mor a zaeloù – Une mer de larmes».

Denez Prigent rassemble plus de 60 millions de vues sur YouTube. Son titre Gortoz a ran, BO du film Black Hawk Down, de Ridley Scott et du film Les Seigneurs d’Olivier Dahan, repris dans les séries culte US South Park et Hawaii 5-0, dans des documentaires et par de nombreux artistes internationaux, soutient en 2020 le projet caritatif Bodymod qui lutte contre les violences faites aux femmes. Suivant sa voie hors des sentiers rebattus, seul a cappella aux Transmusicales de Rennes, mariant avant l’heure chant traditionnel et musique électronique, collaborant avec le mythique rappeur du Bronx Masta Ace et le poète slameur Oxmo Puccino, s’isolant pendant dix ans pour composer 50 000 vers…

Denez ose ici un album dédié à la Gwerz, ce chant tragique né au Vème siècle, qui évoque sans tabou la mort et célèbre l’amour éternel.

Ur mor a zaeloù – Une mer de larmes, voici le 12e album de Denez enregistré en pays du Trégor, dans les Côtes d’Armor dans l’Église de Saint-Brendan de Lanvellec.

Dix titres qui subliment les tragédies et les souffrances d’une humanité qui s’exprime, des chants sacrés en langue bretonne emprunts d’une grande spiritualité, transmis au travers du temps comme autant d’échos aux drames contemporains et à nos propres peurs, des chants qui nous élèvent et nous ramènent à l’essentiel au plus près de nous-même.

© Alexandre Kozel
Denez Prigent et musiciens.

 

Tourné par Arnaud Héry dans l'Église de Lanvellec, lors des séances d'enregistrement de l'album, voici le clip Ar bugel koar - L'enfant de cire. 

Pas de scénario, l'idée était de partager un moment avec Denez et les musiciens, en immersion, comme si l'on était avec eux. Quelque chose de simple, d'intimiste, dans le respect des lieux. Pour sentir cette proximité, j'ai tourné entièrement au «steadycam» pour qu'il y ait cette sensation de mouvement continu mais avec légèreté. Enfin, j'ai choisi de travailler l'image dans une teinte «noir et blanc» qui met en valeur les textures et la lumière. Un noir et blanc profond qui vient soutenir l'émotion dégagée par le morceau.

L’intensité des émotions, la force des récits, le jeu sensible des musiciens, et bien sûr la voix unique et vibrante de Denez qui entre en résonance avec la réverbération naturelle du granit, sont au cœur de ce nouvel album tout particulier, dédié à la Gwerz, ce très vieux chant venu des premiers âges chrétiens et druidiques quand les bardes gallois marièrent leurs chants à ceux des bardes d’Armorique. Incantatoires, solennelles, envoutantes, de grandes Gwerz réunies ici, de véritables trésors d'une immense richesse tant par leurs mélodies, leur épure musicale que par leur poésie d'une beauté à couper le souffle. Des chants mêlés de stupeur et de pleurs, de renoncement et d’acceptation, de colère et de révolte, de douleur et de renaissance, de réalité et de fantastique, et qui racontent le combat éternel des Hommes devant la vie et devant la mort - l'Ankou omniprésent jamais tabou et dont la conscience fait mieux aimer la vie. Une mort libératrice pour rejoindre l’être aimé, ou punitive, source de malheur et de souffrance.

Au travers des âges, quand l’heure n’est ni à la psychanalyse, ni au développement personnel, les Gwerz exorcisent les douleurs engendrées par la main implacable d’un pouvoir aveugle, la maladie dévastatrice ou le désespoir de la perte de l’être aimé. La Gwerz a ce pouvoir cathartique d'arrêter le temps et d'effacer les tensions et les peurs un peu comme le pleur. Après avoir chanté, on se sent lavé, libéré, soulagé. Le chant par l'émotion profonde qu'il véhicule dépasse les mots. De nombreuses personnes viennent me dire après avoir entendu une Gwerz : je n'ai pas compris les paroles parce que je ne parle pas breton mais j'ai été profondément ému.

© Alexandre Kozel
Denez Prigent.

 

Les chants relatent des événements tragiques qui touchent la communauté : épidémies: superbe interprétation de la célèbre Peste d’Elliant à la mélodie très ancienne aux « archaïques » intercets du VIème siècle, guerres et batailles : bouleversante Gwerz du soldat Le Fur, désespoir solitaire d’E Ti Eliz Iza, famines : effroyable désolation de la Gwerz La famine de Kiev.

Il y est aussi question de drames intimes, d’histoires intemporelles et tourmentées, d'amours malheureuses ou immuables, où seul l’amour absolu et idéalisé subsiste après la mort : émouvante Ma bien-aimée est morte chantée pour la 1ère fois par Denez, La fille deux fois mariée, sombre Iwan Gamus aux litanies proches des oraisons funèbres. Mensonge et trahison de L’enfant de cire, où la ritournelle entêtante presque dansante d’un saxophone répond avec légèreté à la mélancolie de la voix.

Un répertoire entièrement traditionnel hormis deux compositions de Denez :  La famine de Kiev composée en 1999 et dédiée aux peuples opprimés, sur la grande famine de Kiev en Ukraine de 1932. Une interprétation renouvelée avec le chœur des enfants de la maîtrise de Saint-Brieuc. Kanañ a ran / Je chante, une poésie intimiste à la manière d’un haiku qui place l’amour au centre de tout, peu importent les tourments de la vie, un chant d’amour doux et sensible.

Espoir léger d’un amour en devenir, l’album s’achève sur Deuit ganin / Venez avec moi, une Gwerz de onze minutes. Tout en épure a cappella, la profondeur du chant enraciné, incantatoire et sacré de Denez, à la source renouvelée.

Une écriture efficace avec images fortes, signes, intersignes et symboles inspirés de la mythologie celtique, profane ou religieuse, irrigue cette poésie épique où la notion de destin prévaut sur sa propre histoire personnelle. 

Pour marquer les esprits et imprégner les mémoires, pour que les histoires puissent se transmettre, les scènes sont dépeintes avec une grande simplicité, une concision, une économie de mots où les couleurs vives prédominent :

- noir du mois de novembre, des corbeaux, de la misère, des prêtres, des charrettes charriant les morts...

- rouge des hommes de Kiev, des soldats, du saignement du nez messager d’un malheur à venir, et quand le mensonge de 9 mois prend forme entre sa jupe rouge et sa chemise blanche…

- blanc de la pierre, d’une robe de satin, des cierges de la ceinture de cire, du linceul, de l’enfant innocent ou des cheveux d’un vieillard…

Parfois le vert d’un sapin pourtant vite destiné à mourir, le chatoiement bleuté d’une robe de satin réhaussé par le merveilleux scintillement du fil d’argent brodé ou la lumière éblouissante de cheveux d’or offerts pour couronne ou d’un anneau. Pas de teintes douces si ce n’est le mystérieux et unique clair-obscur d’un clair de lune.

© Alexandre Kozel
Denez Prigent.

 

Un monde où les éléments de la nature sont bienfaisants et porteurs de vie : l’air: vent, la terre : champ, pierre, herbe, récoltes, blé, rocher, chemin ou, au contraire, témoignent de souffrances et de destruction : l’eau: larmes, mer, fontaine, pluie, navire, noyade, le feu : bois, bûcher…

La religion y est omniprésente, guide les conduites et rythme la vie: noces, mariage, cimetière, tombe, messe, prêtres, église, baptême, bénédictions, supplications, prières… et le quotidien est réduit au stricte minimum : maison, lit, porte, murs, clefs, coffre, écuries, greniers, charrette, nourrice.

Des mots qui disent une culture où l’intimité du corps se dévoile peu : robe, cheveux, oreilles, au contraire des souffrances de l’âme, douleur absolue d’une mère ou d’un père qui perd ses trois, sept, neuf enfants, son fils, sa fille unique ou d’amoureux malheureux dont le cœur se brise, en charpie.

Des mots qui osent dire la violence des sentiments et ce qu’ils peuvent engendrer : colère, mauvaises langues, sortilège, s’expriment par le tranchant des armes : fusil, sabre ou des outils du quotidien : couteau, hache.

 S’inscrivant dans cette longue chaîne d’une mémoire populaire vivante, Denez transmet le feu de la tradition, imagine d’autres mots, compose comme dans Iwan Gamus et Bosenn Eliant les vers de certains couplets afin de retrouver la forme originelle du tercet, l’ancien mode de composition bardique, rapièce de belles ruines érodées par le temps auxquelles il redonne un nouveau souffle.

 

Playlist

- Ma Bien-aimée est morte

- Enfant de cire voir le clip 

- Le Soldat le Fur

- La peste d’Elliant

- La famine à Kiev

- Venez avec moi 

- Kan An ran

 

► Album Ur mor a zaeloù – Une mer de larmes (Arsenal Prod/ Coop Breizh 2022)

chaîne YouTube Denez.