Le Jazz de Joe : Julien Jacob
Faire fi d’un vocabulaire compréhensible par tous est un défi plutôt osé. Et pourtant, depuis qu’il a choisi d’exprimer son inspiration à travers la musique, le chanteur et guitariste béninois Julien Jacob joue avec les sonorités d’un langage créé de toutes pièces. Dans son dernier album, le maître des mots imaginaires va encore plus loin en nous invitant à Talam City, une ville née de son esprit fertile.
Somme toute, se satisfaire d’onomatopées cadencées est le propre de tout improvisateur. Les jazzmen ne sont-ils pas les premiers à s’octroyer un idiome que seuls les plus virtuoses savent maîtriser ? Suggérer est souvent plus subtil qu’imposer. C’est ce à quoi Julien Jacob s’attelle depuis 20 ans, depuis l’album Shanti paru en 2000.
Il faut croire que ce choix artistique et, peut-être, spirituel porte ses fruits puisque la curiosité suscite les sollicitations. Au fil des années, les opportunités de faire entendre la douce mélodie de mots inventés ont provoqué des rencontres et des dialogues. Le chanteur britannique Peter Gabriel, fervent défenseur des identités autochtones, fut charmé par la prestation de son invité au festival Womad de Seattle.
Cependant, la musicalité de ce parler emprunte-t-elle aux traditions Fon, Gungbe, Adja ? Difficile à dire tant les circonvolutions lexicales brouillent les pistes. Ne faudrait-il pas seulement écouter sans s’interroger ? Vibrer sans analyser ? La clé est peut-être là ! Oublier les conventions, les significations et laisser jaillir les émotions…
Des sensations sonores inédites
Ce pari d'abandonner toute forme de vocable connu a emmené Julien Jacob aux quatre coins de la planète, Singapour, Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis, Angleterre, Sicile, France, Espagne, Suisse, Canada. Son audace fut son passeport. Cesaria Evora, Suzanne Vega, David Bowie, Fela Kuti, Miles Davis, croisèrent sa route ici ou là. Julien Jacob se nourrissait de ces rencontres furtives et instants partagés.
Cette vie trépidante devant et derrière la scène aurait pu griser l’auteur avisé et l’interprète singulier, mais l’humilité que cultive ce poète le préserve de tout enthousiasme débridé. Sa retenue et son silence bavard ont protégé sa créativité. Nul doute que son originalité rythmique et harmonique a interloqué ses contemporains, mais l’enjeu est ailleurs. Il est plus introspectif. Voyager avec Julien Jacob, c’est entrer dans un monde de sensations sonores inédites et captivantes.
Il est évident que son cheminement au-delà des frontières du Bénin a façonné son regard multiculturel de la planète mais il lui a, certainement, demandé des efforts pour combler ce manque inéluctable d’une lointaine terre natale. C’est dans la quiétude d’un village de Bretagne que Julien Jacob se ressource, se souvient, écoute le monde et dessine les contours de ses rêves.
Quête intérieure
Bien que l’on ne comprenne pas son langage, son message perle, transpire et nous interpelle. Déjà sur Barham en 2008, la mémoire transatlantique de l’esclavage semblait happer nos oreilles. Invoquer un passé diffus avec tant de sensibilité est une prouesse qui ne peut que nous toucher. Chaque proposition musicale de Julien Jacob est une expérience sensorielle unique. Six albums en 20 ans, c’est du temps dévolu à la réflexion, à la jouissance d’une vie précieuse qui ne saurait souffrir d’une accélération inutile des événements.
Et pourtant, le rythme soutenu de Talam City suit le cœur battant d’un homme souriant. Cool, Alice, Nell tapent du pied, claquent des doigts, nous enchantent. Et comme l’agencement mélodieux des mots ne suffit pas, les effluves de contrées arabes sur Amouss nous rappellent combien Julien Jacob tend vers l’universel.
Solitaire ? Il ne l’est pas vraiment… C’est une myriade de couleurs qui mâtinent ses œuvres. Alors oui, concocter un répertoire aussi ouvert suppose une quête intérieure continue, mais Julien Jacob ne craint pas cet exercice de recueillement utile. Il a d’ailleurs opté, depuis quelques années, pour une autosuffisance productive. Il travaille seul pour se rapprocher le plus possible de ses sentiments profonds, de sa vérité.
Le clip de Cool est, à ce titre, très symbolique puisque qu’il devient l’homme-orchestre, le chanteur-guitariste-bassiste-batteur-percussionniste. Il se démultiplie, il est plusieurs à la fois. La modeste communauté de Talma City ne demande qu’à croître et nous en sommes les invités. Vous ne parlez pas la langue de Julien Jacob ? Qu’importe ! Laissez-vous guider et vous entendrez une petite musique se révéler en vous. Elle est authentique, sincère, altruiste, sereine, bienveillante. Elle allumera cette petite flamme qui veille sur notre passé, anime notre présent, prépare notre avenir.
Julien Jacob Talam City (ZN Production) 2021