Quand la musique rencontre le monde du silence

Spectacle "Dévaste-moi", 2023. © Jean-Louis Fernandez

Depuis quelques années en France, le chansigne – les chansons traduites et interprétées en langue des signes, ont investi la scène musicale. S’il s’agit de rendre accessibles les concerts au public sourd, il reste encore du chemin à faire pour que cette forme artistique entre pleinement dans les salles et les festivals.

Ce soir de février à l’International Visual Théâtre (IVT), Emmanuelle Laborit reprend Dévaste-moi, un spectacle donné en chansigne avec le groupe de folk, The Delano Orchestra. Créé il y a cinq ans, il revient pour ses dernières représentations dans la salle parisienne où il a été imaginé. Dans ce drôle de récital, la comédienne sourde interprète en langue des signes Carmen, l'opéra de Bizet, des chansons de Brigitte Fontaine, d'Amy Winehouse, d'Alain Bashung, ou d’Anne Sylvestre. Ce choix embrasse le thème du spectacle, le corps de la femme et son évolution au fil de la vie. Mais sa forme est peu commune, puisqu’Emmanuelle Laborit occupe le centre de la scène, comme une chanteuse, et qu’elle est accompagnée par un orchestre qu’elle n’entend pas, réparti sur les bords de plateau.

"Les musiciens m’entourent. C’est comme s’ils me donnaient leurs voix par le biais de leur musique, pendant que je chansigne, explique-t-elle (1). Je ne pouvais pas imaginer qu’on ne les voit pas. Moi-même, j’ai besoin de les voir, c’est physique ! Au début de notre rencontre, les Delano Orchestra étaient concentrés sur leurs instruments. Ils avaient l’habitude d’entendre un chanteur ou une chanteuse. Il a fallu qu’ils décollent le regard de leur instrument et qu’ils me regardent. C’est comme cela qu’on a pu créer la relation entre eux et moi." La comédienne se nourrit de la présence de "ses boys" et il a fallu que chacun s’adapte à sa façon, bougeant plus ou moins, apprenant à signer un peu.

Le chansigne, le texte mais pas seulement

La traduction en langue des signes des chansons est une affaire visuelle. Elle engage non seulement les bras, les expressions du visage, mais aussi tout le corps. Il s’agit presque d’une danse ou d’une pantomime. C’est en lisant Le cri de la mouette, le livre autobiographique d’Emmanuelle Laborit que Laëty Tual a plongé, à ses 15 ans, dans la langue des signes. Parfaitement entendante, l’adolescente a surmonté sa timidité grâce à cet apprentissage du silence, et découvert la culture sourde et sa poésie. Cette fille pleine d’énergie œuvre pour la reconnaissance du chansigne et fait partie de la quinzaine d’artistes qui en vivent en France. Elle s’est largement fait remarquer dans ses vidéos en ligne où elle interprète Édith Piaf ou Christophe Maé, et en traduisant les premières éditions du Hip Hop Symphonique, des concerts organisés par Radio France où les rappeurs jouent accompagnés par un orchestre.

© Nicolas Péhé.
Laëty Tual, avec le Groupe de Musique MoHican.

 

Rim’K, SCH, S.Pri Noir, Meryl, ou Rocé sont passés dans les mains de Laëty Tual. Mais comment fait-elle pour adapter ses chansons en chansigne ? Est-ce le texte qui passe en premier ? Ou prend-elle en compte le rythme, la mélodie, et les arrangements d’un morceau ? "Quand j’adapte, le texte est là. Je passe du texte écrit à la langue des signes. Une fois que c’est compréhensible en langue des signes, j’adapte le rythme, explique Laëty Tual. Ce qui fait un changement dans les images choisies. Et puis, il y a aussi l’intonation de la voix qui finit la mise en forme du chansigne. Après cela, c’est de la répétition pour travailler sur le tempo, et pas sur le mot". La chansigneuse distingue la reprise du chansigne de création.

La culture hip hop, en pointe ?

Laëty Tual a débuté le chansigne en 2007 avec le groupe Les Malpolis dans l’univers de la chanson française. Elle a récemment travaillé sur les scènes du festival Jazz à Vienne. Mais c’est dans le rap qu’elle a trouvé ancrage, ayant collaboré avec toute la scène nantaise et en particulier, le festival Hip Opsession dès 2014. "Entre le hip hop et la culture sourde, ce ne sont pas forcément les mêmes références. Mais la culture hip hop est à fond dans le challenge et le 'Do it yourself'. On expérimente, on se plante, on recommence. C’est plus dans cette manière de faire que le hip hop se rapproche de la culture sourde", analyse Jérémy Tourneur, de Pick Up Production, organisatrice de ce rendez-vous.

En pointe sur l’accès au public sourd et handicapé, Hip Opsession met régulièrement des interprètes en langue des signes pour ses événements, mais également des gilets et des caissons vibrants dans ses concerts. L’an passé, le festival a donné carte blanche au rappeur Erremsi, bien connu dans la culture sourde et sa compagne, Elodia Mottot, elle aussi traductrice en langue des signes. Si le chansigne se fait petit à petit une place dans les saisons des salles de concert et que le chansigne "de reprise" est reconnu par l’Adami, il n’est pas aussi répandu en France qu’aux États-Unis. À la mi-temps du dernier Super Bowl, la chansigneuse afro-américaine Justina Miles a pratiquement volé la vedette à Rihanna, faisant un véritable carton sur les réseaux sociaux.

Emmanuelle Laborit, quant à elle, a connu le chansigne à l’International Visual Théâtre, dans les fêtes qui réunissaient des sourds et des entendants. Devenue directrice de l’endroit, c’est en 2007 qu’elle propose un premier spectacle autour de la chanson française, L’inouï music-hall, mais "ce n’était pas le bon moment" pour les directeurs de salle frileux. Ce n’est que dix ans plus tard qu’elle a créé son spectacle Dévaste-moi. Un spectacle d’autant plus important que le chansigne reste un "combat" dans un pays où la langue des signes française (LSF) n’est reconnue comme "langue à part entière" que depuis la loi égalité des chances de 2005 et où les ponts entre sourds et entendants ne sont pas si nombreux.

(1) Corinne Gache a traduit les propos d’Emmanuelle Laborit depuis la langue des signes. Un grand merci à elle.

La musique, un art visuel pour les sourds

Dans son spectacle Dévaste-moi, Emmanuelle Laborit raconte la première fois où elle comprend ce qu’est la musique. Enfant, elle mord dans la guitare de son oncle, Philippe, et sent alors les vibrations de l’instrument dans tout son corps.

La comédienne grandit dans une famille de mélomanes et de musiciens, avec un père jouant du piano qui l’emmène voir des concerts. Elle est fascinée par l’ambiance et le spectacle visuel sur scène. Elle pratique également la danse et adore aller en boîte de nuit avec ses amis. Mais comment perçoit-elle la musique, elle qui assume avec malice "être sourde comme un pot" ? "J’ai besoin d’une musique qui vient de la terre, dont je peux ressentir les vibrations avec les pieds. Ce que je ressens, ce sont les choses comme le tambour. J’imagine cela un peu comme le vent dans les feuilles ou les cris des oiseaux. Et puis, le visuel est important, parce que cela apporte des tas de couleurs", explique-t-elle. La musique est pour les sourds un « bruit » visuel.

Comme pour les entendants, chaque sourd a une relation différente à la musique. Cette perception dépend, non seulement du niveau de surdité au moment où la personne est devenue sourde, mais aussi de son environnement.

 

Dévaste-moi, mis en scène par Johanny Bert en collaboration avec Yan Raballand, avec Emmanuel Laborit et The Delano Orchestra, jusqu’au 18 février à l’International Visual Théâtre (Paris IXe)
Le festival Hip Opsession, consacré à la danse, se tient jusqu’au 26 février à Nantes. Le festival tient deux éditions par an, l’une côté danse, l’autre côté musique