Polobi & the Gwo Ka Masters : l’esprit de la forêt

Moïse Polobi. © Karen Paulina Biswell

Sa vie durant, il a forgé sa technique vocale et ses chansons gwo ka au cœur de la forêt primaire de Guadeloupe. À 70 ans, Moïse Polobi sort son premier disque, Abri cyclonique, arrangé et produit par Doctor L. Une jungle luxuriante, aussi ancrée dans la tradition que futuriste.

Sa voix grave chuinte, siffle, grince, roule des galets… Dans son chant de rocailles et de mousses, il y a de l’eau, du sable, le grondement du tonnerre et des sifflements d’oiseaux. Sur WhatsApp, son grand rire fourmille aussi de ces détails minéraux, végétaux, de ces rayons de soleil qui dansent sur les feuilles d’arbre. Cet éclat de joie un brin moqueur survient en réponse à notre question, certes un peu naïve : "Que va-t-il donc faire dans la forêt chaque jour ?" Mais la forêt, voyons, pousse au pas de sa porte, au seuil de sa maison de Grande Savane, hameau rural non loin de Petit-Bourg, en Basse-Terre, Guadeloupe.

Cette forêt, Moïse Polobi l’a toujours sillonnée. En son sein, "il y a tout quand tu sais la lire". Dans ce sanctuaire qu’il explore depuis sa naissance il y a 70 ans, poussent des tiges de bambous pour fabriquer des nasses, qui lui servent à pêcher les ouassous, ces écrevisses présentes dans "ses" rivières, "Moustique" et "La Lézarde" ; des ignames sauvages, des racines madères, de grandes feuilles pour s’abriter de la pluie, des médicaments, comme le Zerb à Pik… Et bien d’autres merveilles.

Une rivière dans la voix

Surtout, dans cette forêt primaire, ce bûcheron en retraite a appris à chanter dès l’enfance. Sa mère, danseuse de gwo ka, l’entraînait la nuit dans les léwoz, ces réunions clandestines de tanbouyés. Et, tombé en admiration devant le plus charismatique chanteur du coin, Guy Konkèt, il cherche à gagner la puissance vocale de celui qu’il appelle désormais son "maître", au pied des arbres séculaires. Sa technique, il la forge en chantant la tête sous l’eau des rivières, pour muscler son souffle. Puis, il perfectionne son timbre en tâchant d’imiter le son des flots, leurs fréquences harmoniques, leurs dialogues avec les cailloux entrechoqués… Et, de façon générale, il s’inspire de la musicalité de la forêt, du vent dans les cimes, du clapotis de la pluie.  

Ce jour, lors de notre communication, après avoir cultivé comme chaque matin son jardin, il se retrouve dans la maison de son copain et voisin : le percussionniste Klod Kiavué, membre des Gwo Ka Masters. Et si Polobi peine à théoriser l’inspiration que lui procure la forêt, l’instrumentiste, lui, éclaire le contexte : "Chaque chanteur de gwo ka confronte sa voix à la nature qui l’environne. Ainsi, il existe, par exemple, la technique des Grands Fonds de Saint-Anne, qui nécessite une voix puissante, pour communiquer de morne à morne, de colline en colline… Certains forgent aussi leur instrument face à l’océan, et tâchent de surpasser la force du roulis des vagues. En fait, les maîtres du ka établissent une harmonie forte avec la nature, qui les fait évoluer. De même, les tanbouyés vivent au plus proche de leur écosystème, respectant certaines règles de l’existence… Pratiquer cette musique, c’est adopter une manière de vivre respectueuse."

 

 

Des poèmes et des K7

Dans son art de vivre, chaque jour dans la forêt, Polobi compose ses chansons : des sortes de haïkus sur son existence à Petit-Bourg, sur le respect de la nature, des traditions, dans un monde qui parfois, change trop vite. Des petits poèmes imagés qu’il déroule sur les accents entraînants du "toumblak", le rythme le plus populaire du gwo ka, à l’origine de la biguine, du quadrille, symbole de l’amour et de la fécondité... Puis, il court chez lui pour enregistrer ses créations sur des cassettes. 

Polobi a enregistré plusieurs titres avec le groupe Indestwas Ka. Mais il faudra attendre septembre 2020, au sortir d’un confinement planétaire, avant qu’il ne projette de sortir un album sous son nom. L’événement tient à une fête, un "coup de tambour", organisé à l’improviste par Klod Kiavué. Ce jour, Valérie Malot, directrice artistique de 3D Family, tombe en émoi face à la voix et au charisme de Polobi… Dans ses innombrables sacs de cassettes, il s’agit de dénicher les pépites.

Et les voilà, ces trésors roots façonnés par la forêt et par, entre autres, les percussions de Klod. Des titres envoyés à Liam Farrell, a.k.a. Doctor L, explorateur sonore depuis trente ans, à qui l’on doit notamment l’arrangement des disques des Amazones de Guinée et des Congolais de Mbongwana Star. Les chansons brutes de Polobi, déclamées en incantations rugueuses et tendres, se parent ici d’autres lumières : là des claviers "free jazz", qui confinent au psychédélisme, ici des introductions dub, là encore, des mixtures, des cuivres pimentés, des flûtes synthétiques, et puis des chuchotis, des réverbérations en pagailles, des échos en entrelacs… L’album s’intitule Abri cyclonique, comme celui, juste en face de chez Polobi, qui protège les insulaires des catastrophes environnementales. Comme un rappel de la force de la nature, qu’il s’agit de respecter à tout prix. Et de cet abri protecteur, jaillit cette leçon de musique, cette jungle sonore luxuriante et futuriste qui n’en oublie pas pour autant ses racines : l’esprit des esclaves marrons, de la résistance, celui du ka… Et celui de la forêt. 

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Polobi & The Gwo Ka Masters, Abri Cyclonique (Real World Records) 2023